" Fidèle depuis six mois à l'oraison quotidienne, m'écrivez-vous, je ne suis pas sûr d'avoir eu plus de quatre ou cinq bonnes oraisons." Que voulez-vous dire ? Que toutes vos oraisons, en dehors de ces quatre ou cinq, n'auraient pas plu au Seigneur ? Vous n'en savez rien. Qu'elles ne vous ont pas donné satisfaction à vous-même ? Je veux bien le croire. Mais s'ensuit-il qu'elles n'aient pas été bonnes ? Je vous en prie, ne vous laissez pas prendre à ce piège, que tous les débutants rencontrent, de juger votre oraison d'après la ferveur, le recueillement, les belles idées ou les résultats tangibles. Il en est de l'oraison comme des sacrements : sa valeur et son efficacité sont d'ordre surnaturel et donc échappent à nos mesures d'hommes.
Si vous aviez bien saisi ce qui fait l'essentiel de l'oraison, vous ne seriez pas découragé par ce que vous appelez " l'assaut des distractions ".
L'oraison est un acte complexe. Tout l'homme entre en jeu : le corps et l'âme, l'intelligence, le cœur, la liberté. Mais il importe de bien discerner l'essentiel, ce qui, venant à manquer, prive l'oraison de toute valeur.
Serait-ce la part du corps ? Évidemment non. Autrement il faudrait dire que le paralysé, du fait qu'il ne peut pas adopter des attitudes de prière, ne peut pas prier. Ce qui serait absurde
Seraient-ce les paroles ? Mais il est trop clair que les paroles, dans la prière comme dans les relations humaines, ne peuvent jamais être l'essentiel.
Serait-ce la sensibilité, la ferveur ? Mais alors c'est bien décevant, car il suffit de si peu de choses pour perturber cette sensibilité : un souci, une peine, une joie, une passion, un mal de dents. Vraiment il n'est pas concevable que la valeur de notre oraison puisse être à la merci du moindre événement, intérieur ou extérieur.
Ou les réflexions ? Certes, la méditation est importante : la connaissance de Dieu suscite l'amour de Dieu. Mais si elle était l'essentiel de l'oraison, celui qui n'est guère doué au plan de l'intelligence serait condamné à des oraisons médiocres, la perfection étant réservée aux intelligents.
Ou l'attention à Dieu ? S'il en est ainsi, vous allez couler dans le désespoir, vous que les « distractions » assaillent. Car très souvent il ne dépend pas de nous de les éliminer ; notre attention est, comme notre sensibilité, particulièrement instable. Aussi difficile de la maintenir tournée vers Dieu que de garder, en marchant, l'aiguille de la boussole fixée en direction du nord.
Alors, que reste-t-il ? Les sentiments : un amour ardent, une confiance vive, une reconnaissance émue ? Nos sentiments, il est vrai, en comparaison de notre sensibilité et de notre imagination, manifestent une certaine stabilité. Et cependant il faut bien reconnaître qu'ils échappent en partie à notre contrôle : on ne leur commande pas, la ferveur du cœur ne dépend pas de notre décision.
Alors quel est donc l'essentiel de la prière ? C'est la volonté. Mais ne voyez pas ici dans la volonté ce mécanisme psychologique qui nous fait prendre une décision, ou nous contraint à exécuter ce qui nous déplaît. La volonté, en bonne philosophie, c'est l'aptitude de notre être profond à s'orienter librement vers un bien, vers un idéal, disons à "s'engager", pour employer un mot cher à notre génération. Quand notre être profond se tourne vers Dieu et se livre à lui, librement et délibérément, c'est alors qu'il y a prière vraie, même si notre sensibilité est inerte, notre réfection pauvre, notre attention distraite. Et notre prière vaut ce que valent cette orientation et ce don foncier.
Alors que sensibilité, attention, sentiments même sont fugaces, changeants, notre volonté, elle, est infiniment plus stable et permanente. Les agitations de la sensibilité n'entraînent pas forcément notre volonté, les distractions de l'imagination ne sont pas nécessairement des distractions de la volonté. J'en appelle à votre expérience. Ne vous est-il jamais arrivé, à l'oraison, prenant tout à coup conscience d'avoir était emporté par les distractions, de rentrer en vous-même et de retrouver, calme et tenace, votre volonté orientée vers Dieu et désireuse de lui plaire ? En elle rien n'avait bougé. Vouloir prier, c'est prier. Cette formule, je le sais bien, a le don d'irriter ceux de nos contemporains qui ont la superstition de la spontanéité. À leurs yeux, tout ce qu'on s'impose à soi-même est artificiel, conventionnel, postiche. Mais je vous connais assez pour savoir que vous ne donnez pas dans cet infantilisme.
Idéalement, il est vrai, la prière jaillissant de notre volonté profonde devrait mobiliser tout notre être. Rien de nous, en effet, ne doit rester étranger à notre prière – pas plus qu'à notre amour. Dieu nous veut tout entier : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton pouvoir. » Aussi bien faut-il s'efforcer de bannir les bruits et les activités parasites, de se rassembler, de se recueillir tout entier afin de s'offrir tout entier. Mais, je le répète, il n'est heureusement pas nécessaire d'y arriver pour que l'oraison soit de bonne qualité.
Qui veut parvenir à éliminer distractions et agitations doit compter plus sur la grâce divine que sur ses propres efforts. Il n'en reste pas moins qu'il est bon de connaître et de pratiquer quelques règles classiques :
- Un vieil auteur (un peu misogyne sur les bords) enseignait : « Les distractions à l'oraison sont comme les femmes, n'y faites pas attention et bien vite elles vous laisseront tranquille ! »
- Se désoler d'avoir été distrait : une autre manière d'être distrait.
- Inscrire sur l'agenda la pensée qui vient, suffit parfois pour s'en délivrer : le coup de téléphone qu'il ne faudra pas manquer de donner dans la journée…
- Choisir l'heure la moins favorable aux distractions ; pour beaucoup, c'est la première heure du jour.
- Écrire sa prière peut aider l'esprit à se fixer quand il est trop agité.
- Faire de ses sujets de distraction des sujets d'oraison : tel grand fils dont la foi vacille…
Texte tiré de "Présence à Dieu" Henri Caffarel - 100 lettres sur la prière - Éditions Parole et Silence.