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Prier avec le P. Guardini : 39e jour

La prière personnelle et la prière liturgique

La prière personnelle ne constitue pas toute la prière chrétienne ; c'est pourquoi nous voudrions consacrer quelques lignes à l'ensemble des articulations de la vie de prière. 

 

 

 

Dans la prière personnelle l'individu se tient en face de Dieu. Dieu l'a créé et l'a appelé à la vie de grâce. Dieu est pour chaque homme le " tu " véritable, qui lui donne l'être. C'est cela que la prière exprime. Elle est le dialogue de l'homme individuel avec Dieu.

Celui qui prie n'exclut pas de sa prière les autres, ses parents, amis, les affligés. Plus il devient désintéressé, plus sa prière et sa sollicitude s'élargissent ; mais, en définitive, il est seul avec Dieu ; ce mot qui naquit chez les ermites du désert d'Egypte, repris par saint Augustin, et plus près de nous par le cardinal Newman :  " Dieu et mon âme, et rien d'autre ", est vrai ici. La prière personnelle s'accomplit dans la solitude intérieure où l'homme s'enferme avec Dieu. Les individus ne se tiennent pas devant Dieu en troupeau, mais chacun est là, devant Lui, comme s'il était seul au monde. Le livre de l'Apocalypse [apocalypse signifie "dévoilement" et non pas  "cataclysme"] nous fournit le dernier mot de la situation : : " A celui qui vaincra, je donnerai de la manne cachée ; et je lui donnerai une pierre blanche, et sur cette pierre est écrit un mot nouveau, que personne ne connaît, si ce n'est celui qui le reçoit." (Ap 2,17). 

   La prière personnelle obéit à certains principes et à certaines conditions que  nous avons essayé de discerner, afin que notre prière puisse progresser et porter des fruits.

Ces conditions se trouvent exprimées dans les enseignements de la Révélation tels que nous les livre l'Ecriture Sainte, dans les règles pratiques élaborées par l'expérience chrétienne au cours des siècles, dans les normes de la sagesse et de la raison, qui sont valables pour toutes les activités de l'esprit, et donc aussi pour la prière.

Et cependant la prière personnelle est libre, dans un sens, et les règles ne sont là que pour protéger cette liberté. Plus la prière est authentique, moins elle obéit à des prescriptions, car elle s'adapte à l'état intérieur du priant, aux conditions dans lesquelles il se trouve, et à ses propres expériences. Si bien qu'une prière qui est "bonne" à un certain moment ne l'est pas nécessairement à un autre ; de même une prière adaptée à une personne ne l'est pas forcément à l'autre.

Lorsque la prière ne trouve pas son climat de liberté elle devient incertaine, monotone et sans vie. Ainsi une éducation à la prière est indispensable à chacun pour trouver sa forme personnelle de prière.

Ajoutons que cette prière personnelle est un service. Nous nous sommes étendus là-dessus. Si quelqu'un l'oubliait, sa prière serait vouée à l'indiscipline et à la stérilité. Mais le genre de service qu'est la prière correspond aux données particulières de chaque personnalité chrétienne. C'est elle, dans son originalité irremplaçable, qui doit assumer ce service, dont la base la plus profonde est la générosité et la confiance. 

 

   Prière personnelle  et liturgie. A côté de la prière personnelle, il y a la prière liturgique. Pour être précis, nous ne devrions pas dire : " la prière liturgique", mais " l'action liturgique ". Car la racine de la liturgie, c'est l'action sacrée. Surtout à la messe, qui est l'achèvement d'un commandement que le Seigneur a donné aux Apôtres lorsqu'Il leur dit à la dernière Cène de se souvenir de Lui en "faisant" ce qu'Il avait fait Lui-même ce jour-là.

Les prières de la messe s'appuie sur cette action, elles l'expriment et l'approfondissent. Il faut en dire autant des sacrements. Eux aussi sont essentiellement des actions, qui viennent de Dieu par l'intermédiaire des hommes et s'accomplissent dans les hommes. A partir de l'homme, l'action liturgique s'étend sur la création, particulièrement par les bénédictions et les rites sacrés qui pénètrent toute l'existence. Le germe de toute prière est cette action liturgique.

Bien entendu, certaines parties de la liturgie sont entièrement basées sur la prière : la récitation de l'office canonial [la liturgie des heures], dans les cathédrales et les monastères. Le prêtre récite cet office en privé, sous la forme de bréviaire. Mais la prière canoniale, elle aussi, est une action. C'est ainsi qu'elle est récitée dans différentes parties de l'Eglise ; qu'elle est mêlée de gestes liturgiques comme l'encensement de l'autel ; de gestes comme le signe de la croix, les génuflexions, les diverses positions de l'officiant, etc. 

 La prière personnelle s'accomplit dans les mouvements du cœur et les paroles prononcées ; mais rarement dans les gestes et les mouvements. Tandis que la prière liturgique, elle, est avant tout une action dont la prière constitue une partie. Ce sont les deux principales caractéristiques de la vie religieuse. Elles ont chacune leurs sources propres et leur caractère original ; mais elles sont toutes les deux irremplaçables. 

 

   Dans la prière personnelle, l'individu est seul avec Dieu et avec lui-même, tandis que la prière liturgique est portée par l'ensemble des chrétiens. L'un dit "je", l'autre dit "nous". Ce "nous" ne signifie pas seulement le rassemblement des individus. Il n'est pas une somme, mais un tout : l'Eglise. Il garde sa valeur même lorsqu'un individu est séparé de la communauté, qui n'existe pas parce que c'est la volonté des individus de former une communauté, mais parce que telle est la volonté de Dieu, qui embrasse l'ensemble de l'humanité.

Cette communauté a été fondée par le Christ ; elle est née le jour de la Pentecôte, et subsiste, que les hommes et les siècles le veuillent ou non. Héritière de la mission du Christ, elle a autorité sur les individus et sur les collectivités. "Celui qui n'écoute pas l'Eglise, qu'il soit pour toi comme le païen et le publicain " a dit Notre-Seigneur (Jn 18,17). Elle n'est pas seulement l'ensemble de ceux que le Christ a conquis, mais encore, comme le disent saint Paul et saint Jean, elle embrasse tout l'univers. L'Eglise est donc l'univers sanctifié, la création nouvelle qui naît sous l'action du Saint-Esprit : cf. Eph 1, 3-23 ; Col 1, 3-20. 

 

   D'autre part, l'Eglise n'existe pas à côté des individus, mais en eux. Le chrétien est membre  de l'Eglise, et en même temps, individu unique, parce que, par le centre de son être personnel, il est le partenaire de Dieu. 

C'est cette Eglise qui parle et qui agit dans la liturgie. Ainsi l'attitude de l'individu, lorsqu'il participe à l'action liturgique et prononce les paroles liturgiques, est autre chose que dans la prière personnelle. Il n'y a pas deux réalités parallèles ou contradictoires, mais deux pôles nécessaires de la vie chrétienne. Grâce à la liturgie, l'homme s'échappe de sa solitude et devient membre du tout ; d'un organisme vivant dans lequel s'exprime l'action et la parole objectives de l'Eglise. 

 

   A la lumière de ces considérations, la notion de "loi" prend une signification différente. Pour rester saine et bien ordonnée, la prière individuelle a besoin d'un cadre, mais pour le reste, elle doit jaillir des mouvements spontanés de l'âme. En revanche, une telle spontanéité n'aurait pas de sens dans la prière liturgique ; elle ne mènerait qu'à l'arbitraire et à la confusion. Forte de son expérience, l'Eglise a donc codifié l'action liturgique en la révisant et en l'adaptant continuellement. Cette codification n'a pas seulement valeur de conseil, mais de norme ; elle oblige chacun à l'obéissance. 

 

   La liturgie ne comporte pas de liberté. Plus exactement pas de liberté individuelle, car la liberté n'en est pas exclue. Seulement elle n'appartient pas à la volonté de l'individu, mais à celle de l'Eglise en qui agit le Saint-Esprit, et elle se manifeste en ceci que la liturgie n'a pas de buts ; elle ne veut rien "obtenir", mais seulement exister devant Dieu, respirer et s'épanouir devant Lui, dans l'amour et la louange. Cette liberté se manifeste par les grands mouvements à travers l'espace du monde et dans le cours des siècles ; de telle sorte que cet acte liturgique, par sa signification et par ses dimensions, se situe au-dessus de l'individu à qui elle trace cependant le chemin.  

Dans un sens beaucoup plus strict que la prière individuelle, la prière liturgique, comme l'action liturgique, est un "service". Tout y est réglé jusque dans le détail par une tradition vénérable. Les textes en ont été approuvés par l'Eglise et ils doivent être prononcés tels qu'on les lit dans les livres liturgiques. Le fidèle qui participe à l'action liturgique le fera d'une manière d'autant plus pure et correcte qu'il se détachera plus sincèrement de ses désirs personnels.

Lorsqu'il prie seul, il a le droit de se laisser entraîner par les élans de son cœur. Mais lorsqu'il participe à la liturgie, il s'abandonne à une autre impulsion, venue d'une tout autre profondeur : du cœur de l'Eglise qui bat à travers les millénaires. Ses goûts personnels, ses désirs du moment, ses soucis particuliers n'ont rien à voir ici. Il doit laisser tout cela derrière lui et entrer dans le grand mouvement de la liturgie. Et c'est justement lorsqu'il sort ainsi de lui-même que s'accomplit le premier effet, toujours renouvelé, de la liturgie : elle nous délivre de nous-mêmes et nous rend libres. 

 

   Nous avons dit déjà que le centre de gravité de la liturgie, c'est l'action sacrée ; nous allons y revenir encore, parce que cette idée s'est en grande partie perdue. Le centre de gravité de la vie religieuse s'est déplacé de plus en plus vers l'intériorité individuelle, vers le domaine de l'expérience religieuse, de la pensée et de la volonté ; parallèlement, l'on a conçu de plus en plus les actes liturgiques comme un moyen d'enseignement et d'édification.

En réalité, l'acte liturgique représente l'accomplissement d'événements religieux chrétiens, sous la forme d'une action figurative à la fois spirituelle et corporelle. Dieu ne s'est pas seulement révélé par des manifestations intérieures, mais aussi par des paroles et des actes historiques, et d'une manière définitive par la personne, la vie et le destin du Christ. C'est ainsi que s'est accomplie l'épiphanie, c'est-à-dire la révélation du Dieu invisible.

De même, c'est dans l'Histoire, c'est-à-dire d'une manière physique et spirituelle à la fois, que se réalise l'appropriation et la réalisation de ce qui est venu à nous dans le Christ. L'Eglise n'est pas seulement l'union de la foi et de la charité, elle n'est pas seulement une "Eglise de l'Esprit", elle est dans l'histoire ; elle est visible, responsable, et elle a reçu tout pouvoir. C'est à elle qu'est confié l'héritage du Christ ; c'est en elle que vit le Seigneur transfiguré, qui se donne sans cesse à elle et pénètre dans l'existence terrestre avec son destin rédempteur.

Cette appropriation se fait de diverses manières : par la réflexion, par les résolutions et par l'imitation, mais aussi par des actions déterminées, accomplies hic et nunc, sous une forme précise. Par exemple, le Christ est ressuscité une fois pour toutes, et la foi peut en tout temps en acquérir la certitude ; il n'en est pas moins vrai que la vérité, la grâce, la sainte efficacité de la Résurrection sont plus accessibles aux fidèles d'une manière particulière à une époque déterminée, dans la célébration liturgique de la fête de Pâques. Lui, qui a dit : " Lorsque vous serez deux ou trois réunis en mon nom, je serai parmi vous ", il vient se joindre, la nuit de sa résurrection, à la communauté des fidèles qui la célèbrent. Lorsque retentit l'hymne de l'Exultet, et que la Lumière nouvelle s'allume sur le cierge pascal, pour être transporté dans toute l'église, les fidèles réunis peuvent dire en toute assurance : " Maintenant c'est Pâques, et la puissance du Ressuscité est parmi nous." Ce n'est pas là une allégorie édifiante et instructive, mais LA vérité : la vérité de l'action liturgique.

Mais cette vérité est pratiquement devenue inaccessible à l'homme moderne. Il ne sait plus contempler les figures, discerner dans les faits une signification, participer à un contenu divin à travers des gestes concrets, et ainsi - sur un autre plan - continuer ce que propose saint Jean, lorsqu'il dit au début de sa première lettre : " Nous avons vu de nos yeux, nous avons contemplé, nos mains ont touché le Verbe de Vie…"

L'homme moderne ne veut que parler et écouter, penser et juger. Mais cela ne suffit pas ; il faut qu'il revienne aux forces qu'il a si longtemps négligées et aux moyens qu'il a laissés s'atrophier. Il lui faut apprendre à ne pas seulement réfléchir aux figures symboliques, mais à les contempler, et en les contemplant, à les comprendre ; à ne pas demander, au cours de l'action liturgique, ce que signifie telle ou telle chose, mais à participer à leur accomplissement, et, par-là, à bénéficier de leur fruit. 

(…)

   La prière liturgique et la prière personnelle se soutiennent réciproquement. Chacune a ses sources propres qu'elle doit conserver intactes ; cependant l'une ne va pas sans l'autre et elles forment ensemble le courant unique de la vie chrétienne. Dans la liturgie, l'Eglise continue d'accomplir le service sacré instauré par le Christ et dans lequel les individus se fondent. Mais ceux-ci doivent aussi avoir une vie religieuse personnelle qui a sa source au cœur même de leur personnalité, sans quoi leur participation liturgique perdrait toute vie et toute profondeur.

(…)

La liturgie prend corps dans l'action de l'Eglise, mais en passant par la vie intérieure de l'individu. Or, si celui-ci n'a pas appris à se tenir en présence de Dieu, si son oreille n'est pas habituée à écouter et sa langue déliée pour parler, l'action liturgique n'est pas vivifiée, elle ne fait que passer par des organes étrangers, et celui qui écoute, qui parle et qui agit, n'est plus un être réel, mais un instrument impersonnel. Il s'ensuit que toute l'action liturgique perd sa vie et manque de sérieux. la condition indispensable pour que la prière de l'Eglise soit libre et authentique est donc, que chaque individu y participe de tout son être. 

Réciproquement, l'individu a besoin de s'appuyer, dans sa prière personnelle, sur la prière de l'Eglise, mais pas seulement pour se laisser porter par la foi de l'Eglise et envelopper dans l'immense courant de la prière. Chaque fois qu'on se trouve en présence d'une chose vivante, on constate que ce qui constitue sa force est en même temps sa faiblesse ; c'est ainsi que le caractère spécifique de la prière personnelle, à savoir la solitude intérieure, la liberté de mouvement, l'originalité de l'expression, peut comporter un danger. La solitude risque de se transformer en isolement, la liberté en fantaisie, l'originalité en bizarrerie.

La personnalité a besoin de s'élargir dans l'objectivité et l'universalité. La liturgie est la " loi de la prière " (Lex orandi), non seulement en ce sens qu'elle imposerait à l'individu, qui entre dans son cadre, la manière dont il doit s'acquitter du service divin ; mais en ce sens plus profond qu'elle lui fournit des normes incorruptibles qui garantissent l'authenticité et la santé de toute prière.

Il y a un abîme entre prière "personnelle" et prière "subjective". La prière est personnelle lorsqu'un individu responsable la fait monter des profondeurs de sa vie intérieure, comme l'expression du lien qui existe entre l'homme sauvé et son Créateur et Rédempteur ; elle est subjective lorsque l'individu se cherche lui-même, lorsqu'il met la "sincérité" au-dessus de la vérité et lorsqu'il prend comme norme sa sensibilité religieuse, avec tout ce qu'elle comporte de problématique. Le fidèle ne peut se passer de revenir toujours à la discipline de la liturgie sans quoi sa prière tombe dans le particularisme, la sentimentalité, la bizarrerie, et parfois même dans l'artificiel et le maladif. 

   

   Ce que nous venons de dire s'applique aussi bien aux dévotions populaires. Partout où la vie liturgique est mal comprise, où elle n'est pas aimée et cultivée, les dévotions populaires tombent dans d'étranges déformations ; les dangers qui menacent les dévotions populaires sont l'insuffisance de la pensée religieuse, la fantaisie effrénée, le manque de mesure et le désordre des sentiments. Lorsque la dévotion populaire est abandonnée au jeu des forces religieuses primitives, son contenu de foi s'appauvrit, l'orthodoxie de ses expressions devient douteuse ; les répétitions se multiplient, la sensibilité est faussée. La vie religieuse d'une communauté qui ne donne pas à la liturgie la place qui lui revient, et qui se nourrit - ou presque - de dévotions populaires, est condamnée à s'appauvrir. Sa prière manque de substance, et son attitude de grandeur. 

Cependant l'autre aspect de la question ne doit pas être négligé. Il existe une conception de la liturgie qui sous-estime les dévotions populaires et les tient pour superflues. C'est d'ailleurs la même conception qui considère la prière personnelle comme un empiètement sur la liturgie. Cette manière de voir est fausse et dangereuse. Son erreur est à peu près la même que celle qui consisterait à dire : " L'humanité me suffit, je n'ai pas besoin d'un peuple. Le monde me suffit, je n'ai pas besoin de patrie." Pour la vie religieuse, les dévotions populaires ont la même importance que la famille ou le peuple, la patrie ou le pays pour la vie naturelle. Un salut du Saint Sacrement qui se déroule dans la dignité et la piété, ou la prière du Rosaire, le soir, récitée comme il convient, sont quelque chose de beau, de profond, dont la vie chrétienne, dans l'ensemble, a besoin pour rester saine.  

 

 

A suivre

+ Romano Guardini - Initiation à la prière - Seuil, 1961

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