La place de la Vierge Marie dans la vie de prière
Parmi ceux qu'invoque la prière chrétienne, Marie, la Mère de Dieu, tient une place à part. Elle n'est pas simplement la plus grande parmi les saints ; elle est autre, et elle est unique. Une infinité de choses ont été dites et écrites sur elle. Beaucoup sont très belles et jaillies des sources les plus pures de la foi chrétienne, d'autres sont moins valables et parfois franchement mauvaises. Il faut donc essayer d'y voir clair.
Lorsqu'on veut expliquer en quoi consiste le caractère propre et la dignité particulière de Marie, on ne peut rien trouver de mieux que cette simple vérité : elle est la Mère du Sauveur. Non pas seulement la mère de l'homme Jésus, en qui, comme le voulaient les gnostiques, le Logos serait ensuite entré; mais la Mère de l'Homme-Dieu, Jésus-Christ. " L'Esprit Saint viendra sur vous et vous couvrira de son ombre ; c'est pourquoi l'être saint qui naîtra de vous sera appelé Fils de Dieu." (L c 1,35). L'enfant de Marie est notre sauveur à tous et le sien. On ne peut rien dire de plus grand. En vivant pour son enfant, Marie est parvenue à la maturité de la vie chrétienne. Sa vie n'est pas seulement unie à celle du sauveur comme l'est la vie de tout homme qui aime Notre-Seigneur, mais comme celle d'une mère l'est à celle de son fils. Elle a vécu sa vie avec lui. L'Ecriture raconte avec éloquence comment elle le suit jusqu'à la croix, soutenue par la foi la plus pure.
Par le Saint-Esprit, le Fils de Dieu s'est fait chair en Marie. A cet instant la puissance créatrice originelle a agi ; mais pas de la même manière dont elle a créé le monde, en ordonnant " qu'il soit ", mais par le truchement du cœur et de l'esprit de celle qui est appelée. Le message de l'ange était à la fois une promesse, une invitation et une question ; pour permettre à la réponse d'être toute d'humilité et d'obéissance, mais aussi de liberté. L'événement qui, pour tous les hommes, représentait la venue du Christ, et pour le monde, le début de la création nouvelle, fut en même temps pour elle l'entrée dans l'intimité la plus complète de Dieu. La vie, la Passion, la mort et la Résurrection du Seigneur, qui sont pour nous la garantie et le commencement du Salut, ont été, pour elle, le contenu le plus personnel de son existence. Or, en devenant ainsi d'une façon unique, l'auxiliaire de la Rédemption, elle parvint elle-même à la parfaite maturité chrétienne.
Lorsque Marie demeurait chez Jean, après l'Ascension de son Fils, entourée par les fidèles qui l'interrogeaient sur la vie de Jésus, elle était bien la seule qui pût rendre témoignage sur trente années de la vie de son Fils. Elle aussi avait reçu le Saint Esprit, qui lui avait enseigné le mystère de cette vie, et la signification de ce qu'elle avait "conservé dans son cœur" durant tout ce temps, alors que souvent, elle ne comprenait pas la grandeur des desseins de Dieu (Ac 1,14 ; Lc 2, 50-51). Elle en savait donc plus long que personne sur Jésus. Lorsque quelqu'un voulait savoir qui il était, la réponse qui lui était faite pouvait se réclamer de l'autorité des apôtres. Mais il y avait une autre réponse possible, inspirée, celle-là, par une science fondée sur l'expérience d'une étroite communauté de vie, sur une pureté de cœur exceptionnelle et sur une ferveur d'amour absolument incomparable : c'était la réponse de sa Mère. On n'imagine pas qu'il eût pu en être autrement et que les hommes ne soient pas venus lui demander de leur parler de son Fils. On ne pourra jamais non plus évaluer l'importance de ce qui, de ses dires, est passé dans les Evangiles. D'une part les disciples ont appris d'elle des choses qu'elle seule pouvait connaître ; de plus, à partir de là une lumière s'est élevée dans leur cœur, qui leur a permis de comprendre d'autres événements de la vie du Christ en les plaçant dans des perspectives nouvelles.
Il eût donc été inconcevable que les hommes ne se soient pas tournés vers elle pour implorer son secours dans leurs difficultés. Ils voyaient bien comme elle était profondément unie à son Fils, attendant l'heure où il la rappellerait auprès de lui ; et très certainement les uns et les autres ont dû lui dire : " Souvenez-vous de moi dans vos prières !" Et cela a continué. L'histoire de la piété chrétienne en fournit de multiples preuves ; celui qui sait voir dans les figures mariales de la poésie et des arts plastiques autre chose que des formes purement esthétiques, y découvrira l'expression du sérieux chrétien le plus pur.
Très tôt la confiance des chrétiens lui a donné le nom de "Mère". N'était-elle pas la Mère de Jésus ? Or, Jésus est " le premier-né d'une multitude de frères " (Rm 8,28). Et le cœur des chrétiens a très vite compris que l'amour, dont Marie enveloppait son Fils, était aussi tout ouvert à ses frères.
La conscience chrétienne était avertie de même que la maternité de Marie était nimbée de l'auréole de sa virginité. En nous parlant du message de l'ange et des inquiétudes de Joseph, son fiancé, l'Ecriture nous dit qu'elle n'a pas connu d'homme (Lc 1, 26-38 ; Jn 1, 18-25). L'Eglise a retrouvé en elle l'union de la virginité et de la maternité, telle que les pressentiments des âges les plus reculés de l'humanité l'avaient soupçonnée. Dans la vénération de Marie la confiance en son amour maternel inépuisable s'ajoute au respect religieux devant sa sublime virginité. Marie est à la fois proche et lointaine ; elle est liée à nous et séparée de nous.
Il n'est pas facile de dire en peu de mots ce qui amène le fidèle auprès de Marie. Notons avant tout le besoin de son secours. Marie est la " consolatrice des affligés ", " l'auxiliatrice des chrétiens ", " la Mère du bon conseil ". Chez elle, qui est la Mère du Sauveur, le chrétien est assuré de trouver un amour infatigable, sensible à toute détresse et à toute souffrance. Elle est l'élue élevée tout près de Dieu ; mais non pas comme une déesse, vivant dans la béatitude de s nature supérieure ; ce qu'elle est, elle l'est dans l'ordre de la Rédemption par la grâce du Christ. C'est pour cela que le chrétien est assuré de son amour. On ne peut évaluer ce que représente pour l'homme la possibilité de confier à cet amour toutes ses misères, y compris les plus cachées et les plus muettes. C'est pourquoi la prière des affligés monte incessamment vers elle pour lui demander de les aider. Non pas de les aider par sa puissance propre car, ni Marie, ni les saints, ne sont des recours de rechange qui, à côté de Dieu, agiraient de leur propre vouloir et en vertu de leur puissance propre. Dans le royaume de Dieu la volonté de Dieu est toute en tous. Sans doute les défunts sont des êtres accomplis, donc entrés en possession de leur être le plus propre, mais ils le sont en Dieu, et leur vouloir personnel ne veut rien qui ne soit conforme à sa volonté. Lorsqu'ils viennent en aide à notre misère, ils le font en vertu de la volonté de Dieu. L'Eglise exprime cela en disant que les saints prient pour nous. La prière des malheureux demande à Marie cette intercession, sachant bien qu'ils peuvent compter sur elle.
Autant qu'à la prière, il faut attacher une grande importance à la joie que procure la contemplation de cette figure aimée de Dieu, si sainte et si belle, de cette existence portée par une telle foi et remplie d'un mystère si profond. C'est la raison pour laquelle s'unissent, dans la vénération de Marie, la contemplation et la louange joyeuse. Tout cela s'accomplit dans les formes si variées de la piété et s'exprime dans la poésie, la musique, l'architecture et les arts plastiques.
Mais la raison la plus profonde qui pousse les fidèles vers Marie, c'est le désir, dont il a été question, de vivre dans un climat de sainteté. Le chrétien veut s'attarder auprès d'elle, dans la rayonnement de son être et dans l'intimité de son mystère. Le mot "mystère" ne signifie pas une énigme, c'est-à-dire quelque chose que l'intelligence n'a pas encore saisie ; il n'y aurait là que la curiosité de la raison. C'est bien plutôt un caractère, une puissance, un monde, c'est l'action de Dieu dans l'homme, le souffle de la vie éternelle. C'est là que le fidèle veut pénétrer : c'est là qu'il veut demeurer, respirer, s'apaiser, trouver consolation et force, afin de pouvoir avancer ensuite dans son existence avec un cœur renouvelé.
Ces divers aspects de la dévotion mariale s'associent d'une manière particulière dans la prière du Rosaire, dont nous avons déjà parlé. Il y a là un appel continuellement répété à l'intercession de Marie ; il est capable de contenir toute la détresse qui assiège l'homme. Il est la contemplation et la méditation de cette existence toute remplie de Dieu, la participation à sa richesse intérieure, la joie à cause de cette richesse ; la présence reposante auprès de Marie. En même temps, le Rosaire indique bien ce que signifie la figure de Marie ; car c'est vers la vie du Christ qu'est orientée la méditation dans la mesure où cette vie devient le contenu de sa vie à elle.
La piété mariale est authentiquement chrétienne, et elle est justifiée. Ce fut une heure néfaste que celle où l'on crut devoir, pour mieux honorer Dieu, détruire l'union du peuple chrétien avec la mère de Dieu.
Il est bien certain que cette réaction n'a pas été sans motif. L'homme a une tendance fâcheuse à exagérer ce qu'il aime ; et le culte de Marie n'a pas été sans exagération ni fantaisie. Ajoutons à cela l'influence de la légende ; le penchant populaire à auréoler de merveilleux ce qu'il aime et de remplir la vie d'événements miraculeux, la tendance à la mièvrerie...tout cela a causé bien des dommages au culte marial. Ne nous étonnons pas qu'il se soit élevé tant de critiques - justifiées ou non - ni que tant d'hommes sérieux se trouvent incapables d'une vraie et féconde vie mariale. Ils voudraient en effet se dégager des exagérations mais ils ne savent pas faire la part des choses et rejettent tout en bloc. C'est une grande perte, car l'histoire de la piété chrétienne montre que le vrai culte de Marie est lié au sens le plus aigu de la vérité chrétienne.
A suivre…
+ Romano Guardini - Initiation à la prière - Seuil, 1961