La Providence et la prière
A l'époque du Nouveau Testament, le sentiment chrétien de l'existence était déterminé entièrement par la foi en la Providence. Aujourd'hui, c'est encore le cas chez les gens simples ; pour ceux-là, surtout qui, comme le paysan, sont à la merci de forces sur lesquelles ils n'ont aucune influence. Mais à part cela, cette foi en la Providence ne représente généralement plus une grande force dans la vie chrétienne. Les causes en sont nombreuses, et nous ne pouvons les examiner ici ; ce qui est certain, c'est qu'il faut lui rendre plus d'efficacité, si nous voulons prétendre à une existence vraiment chrétienne. Et on ne peut pas omettre d'envisager la question sous l'angle de la prière.
Avant tout il sera nécessaire de réfléchir à la Providence, de la comprendre et de la faire sienne intérieurement. Nous avons parlé de l'oraison ; ajoutons maintenant qu'un des sujets d'oraison les plus fondamentaux est le fait de la Providence. Toutes les paroles de Jésus qui ont rapport à ce sujet doivent retenir toute notre attention, et non pas seulement le grand texte du Sermon sur la Montagne dont nous avons parlé ; mais aussi beaucoup d'autres textes qui sont dispersés à travers les Évangiles sous forme d'enseignements ou de paraboles. Il faut ajouter à cela la propre attitude de Jésus envers la volonté du Père ; ce qu'il appelle " son heure " ; la manière dont il ressent et vit les événements, l'attitude intérieur de son âme, etc.
Faire oraison, c'est aussi essayer de comprendre les relations de l'univers et de l'histoire avec la Providence. Il s'agit, en d'autres termes, de dépasser la conception d'un ordre impersonnel et mécanique de l'univers, telle qu'elle est proposée par la science et par l'attitude commune des hommes. Cette conception est fausse, car elle arrache l'univers des mains de Dieu. On n'acquiert pas son autonomie en pensant l'univers en termes de "science" ou de "culture" ; ce faisant on abandonne tout simplement l'univers entre les mains de l'ennemi de Dieu. C'est donc une tâche considérable que de replacer, dans l'oraison, l'univers dans la vérité. Tout semble faire échec à cette préoccupation. Cependant on ne peut pas refuser ce combat, qui est le combat de la foi ; de la victoire sur "le monde" - le monde ancien déchu - naîtra un monde nouveau, éternel.
Le " Notre Père " fait partie du Sermon sur la Montagne. Il n'est intelligible que replacé dans la ligne de l'enseignement sur la Providence. Il faut d'abord se rendre compte que le monde est entre les mains du Dieu vivant, comprendre sa propre existence en fonction de l'action de ce Dieu, réaliser que le Royaume de Dieu a été confié aux soins de notre faiblesse d'hommes, pour savoir ce que signifie l'oraison dominicale.
Elle n'énonce pas seulement une vérité générale concernant l'action de la Providence ; elle révèle l'action de Dieu, qui, d'un événement à l'autre, se manifeste dans la vie des individus. Aussi l'oraison a-t-elle pour but de retrouver et de reconnaître l'action de la Providence dans chaque époque d'une vie ou dans chaque situation. La Providence n'agit pas selon un plan établi d'avance, mais elle s'adapte aux réalités et aux événements de ma vie. D'autre part, l'univers total et les existences individuelles se développent dans leur ligne ; les causes agissent infailliblement, les situations se transforment ; les phénomènes viennent et disparaissent. Mais en même temps il se passe aussi quelque chose de particulier : tout ce monde mouvant s'ordonne autour de moi, et semble m'interpeller : " Regarde, essaie de comprendre le Royaume de Dieu. Ce que tu auras gâché, tu ne pourras pas le réparer." Telle situation donnée, est l'heure, mon heure d'accomplir complètement la volonté de Dieu. Dans l'oraison je considère cette situation et j'essaie de la comprendre : "Que signifie-t-elle du point de vue de Dieu ? Comment faut-il la traiter ?"
Dieu veut quelque chose qui a rapport " au Royaume et à sa justice ". Il me le demande à moi, et précisément à cet instant. Il me fera donc aussi savoir ce que c'est. Mais comment ? Non par des illuminations intérieures, mais par les choses et par la vérité qui est en elles ; par la pensée que cette situation met en lumière aussitôt que je ne la considère pas au travers des raisonnements terrestres et de ma volonté propre, mais que je la porte devant Dieu et l'examine avec le ferme propos d'accomplir sa volonté...
L'incertitude sur ce qu'il faut faire peut avoir plusieurs causes. Il peut se faire d'abord que les contours des choses ne sont effectivement pas encore assez précis, et il est difficile de savoir ce qu'elles sont. Le moment d'agir n'est pas encore arrivé et il faut attendre ; le regard et le jugement peuvent encore manquer de fermeté : dans ce cas il faut conformer son action à des lumières provisoires.
Mais il peut aussi se faire que le manque de clarté provienne de ce que l'homme n'est pas encore suffisamment uni à Dieu, que sa volonté propre fasse écran à la volonté de Dieu qui parle dans cette situation ; elle aveugle le regard et rend la justesse du jugement incertaine. Mais aussitôt que l'homme se persuade que la volonté de Dieu est juste et salutaire, aussitôt qu'il est libre et disponible, les incertitudes s'évanouissent. Non pas toutes, mais au moins celles qui ne proviennent pas seulement du fait que la situation n'est pas mûre, ou de l'impuissance de la raison et du jugement, ou de la résistance de la volonté.
Les jugements moraux du chrétien des temps modernes s'appuient le plus souvent sur une hiérarchie de normes et sur un système de valeurs ; à première vue il n'y a rien à redire à cela ; mais on risque d'aboutir à une pure philosophie et de perdre le sens de la Providence, qui, elle, est la manifestation de l'action libre de Dieu. L'existence de l'humanité comme celle de l'individu, ne se déroulent pas selon un ordre fixe et un système infaillible de valeurs ; Dieu est à l'ouvrage, il décide, il crée et il agit partout, y compris en soi-même. Ma vie est un carrefour - le plus important pour moi - où l'action de Dieu se manifeste. Mon existence est un atelier où il travaille. Quelque chose de neuf doit en sortir.
Le travail chrétien et le devenir chrétien sont une oeuvre de collaboration où l'effort de l'homme est associé à l'effort de Dieu. C'est une oeuvre d'humilité, car Dieu a la part principale ; une oeuvre d'obéissance, car elle ne peut aboutir que sous la conduite de Dieu ; et en même temps une oeuvre de confiance, car chaque homme est le terme d'une création divine.
Sans aucun doute, les normes de l'éthique, les commandements de la morale chrétienne, les règles de sagesse de la foi et les disciplines de l'Eglise, doivent être respectés. Mais cela ne doit pas nous faire oublier que chaque situation, envisagée du point de vue de Dieu, est riche de possibilités qu'aucune norme, qu'aucun commandement, qu'aucune règle, qu'aucune discipline ne sont capables d'embrasser. Il y a là quelque chose qui dépasse les conceptions ; quelque chose de neuf et d'unique. Ce n'est pas peu de chose, c'est la moitié de l'existence.
Cette manière de concevoir les choses fortifiera la conscience chrétienne trop souvent affaiblie. Pour la majorité des hommes, la conscience chrétienne ne consiste qu'à reconnaître le caractère obligatoire de la loi morale, et à en faire l'application dans les circonstances de la vie concrète.
Mais on perd de vue un autre aspect de l'existence, tout aussi important, à savoir le souci des exigences d'un avenir encore inconnu, la capacité d'apercevoir ce qui veut parvenir à l'être, le courage d'accomplir quelque chose pour quoi il n'existe aucun modèle. Cela aussi, c'est l'affaire de la conscience. A ne considérer que le premier aspect, il se passe dans la vie morale quelque chose de singulier : elle devient monotone, ennuyeuse, et suscite l'opposition des hommes qui, précisément, sont les plus vivants ; sans compter tout le bien qui aurait pu se faire et les forces précieuses restées sans emploi.
La pensée à la Providence, et, plus encore, la vie de foi en la Providence, doit réveiller et fortifier ces zones incultes de la conscience qui n'en sera que plus ferme et plus vigoureuse ; car il est évident que la conscience est toujours menacée de tomber dans le caprice et l'esprit d'indépendance. L'homme de foi évitera ce danger en se persuadant qu'il n'est pas seul au travail, mais qu'il a une fonction précise dans l'ensemble du plan de Dieu, à qui nous devons rendre des comptes.
Dans ce contexte, la prière consiste donc à demander à Dieu que les vues de sa Providence se réalisent dans notre propre vie : " Que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel. " Cette volonté de Dieu concerne la venue du royaume, le monde nouveau qui est en devenir. L'homme de prière partage avec Dieu les mêmes soucis, demande que sa volonté s'accomplisse, non seulement dans la marche générale de l'histoire, mais dans les situations particulières où il se trouve lui-même engagé.
Si cette prière est sérieuse, elle s'accompagne d'une entière disponibilité à l'action de Dieu. L'homme est prêt à faire ce qu'à sa place il doit faire, et il accepte les exigences de cette situation, même si elles sont dures. Dieu ne gouverne pas son royaume comme il gouverne l'évolution des astres ou la croissance des arbres. Ces dernières relèvent des lois de la nature, tandis que le devenir du royaume de Dieu relève de la liberté. L'homme doit vouloir librement le royaume de Dieu, dans la mesure du moins où il s'y intéresse dans la prière. C'est cela le sérieux de la vie chrétienne : cette vocation inévitable et irremplaçable qui met chacun à son poste.
Ceci amène tout naturellement à demander à Dieu qu'il nous manifeste sa volonté. Il ne s'agit pas d'ordres précis que l'intelligence pourrait discerner, mais de réalités concrètes dont on ne distingue le sens qu'en les plaçant dans l'ensemble de l'action divine ; il s'agit d'une réalité en devenir dont l'homme est responsable et qu'il doit assumer. Il demandera donc à Dieu de lui donner des yeux pour voir.
Un poète à dit : " C'est une grâce indicible que le privilège de voir ce qui est ". Cela est vrai. Les choses sont bien là et elles manifestent la volonté de Dieu ; mais on ne les voit pas, parce que " les yeux sont voilés ". Or ils sont voilés par la mollesse, par la paresse, par la lâcheté, par l'égoïsme du cœur ; et ils ne peuvent s'ouvrir que de l'intérieur, de ces profondeurs de l'être qui ne sont accessibles qu'à Dieu seul.
Mais c'est une grâce tout aussi ineffable que de voir ce qui n'est pas encore. Non pas un monde de chimères et de mirages, mais des événements qui nous concernent et qui dépendent de notre action. Ils peuvent être importants ou quelconques : le bien d'un homme qui nous est confié, ou une idée qui est destinée à transformer l'existence, un jour, au cours de l'histoire. Il faut donc demander à Dieu de rendre notre cœur attentif à ce qui n'existe pas encore. Cependant, plus important que les grâces de connaissance, il y a les grâces de l'action qui fortifient la volonté et la rendent patiente, courageuse, et persévérante malgré les difficultés.
La prière est aussi le meilleur entraînement dans la voie de l'acceptation de ce qui est difficile et pénible : c'est l'épreuve de la foi en la Providence. Tant que les choses s'ordonnent selon nos désirs, ou que ce qui nous contrarie est encore ressenti comme un obstacle stimulant, il est facile de croire que tout est conduit par un amour providentiel. Mais on ne mesure la portée de la soumission à la Providence que lorsque le regard et la volonté sont impuissants, et que le cœur ne sait plus où tout cela doit mener. C'est alors l'heure du combat qui doit vaincre le monde par la foi. La foi puise dans la parole de Dieu l'assurance que rien de ce qui arrive n'échappe à sa Providence, même lorsqu'on ne le sent pas. La foi tient pour assuré que l'incohérence apparente des choses cache un ordre providentiel ; que les pertes apparentes sont en réalité des gains ; que derrière toute misère se cache une richesse. On apprend, dans la prière, à dire "oui" à la sagesse et à la puissance de Dieu. Par des essais sans cesse renouvelés, dans la sincérité, la générosité et le courage, le cœur s'exerce à dire "oui" à l'amour de Dieu mystérieusement à l'oeuvre.
Tout cela constitue une relation vivante, dans la prière, avec la Providence de Dieu... On a prétendu que la prière chrétienne n'était plus adapté à l'homme moderne, qu'elle était dépassée. Il y a toujours eu, il est vrai, des gens pour prétendre que la prière n'était plus adaptée à l'homme d'aujourd'hui. Mais ils auraient mieux fait de déclarer : " Nous ne voulons pas".
Cependant ce refus n'est peut-être pas complètement dénué de motifs, car la prière chrétienne a effectivement, ou du moins dans une large mesure, perdu le contact avec la réalité. L'évidence de ce fait s'exprime de bien des manières. On dit, par exemple, que la prière est devenue passive, et qu'ainsi elle est l'affaire des femmes ; que l'homme, au contraire, veut agir et n'a donc que faire de la prière. Il faut avouer que les femmes ont toujours eu une part très importante dans la prière. Mais le jugement de la fin des temps révélera l'efficacité de la prière silencieuse des femmes dans le déroulement de l'histoire générale du monde et de l'histoire des individus ; on comprendra tout ce que cette prière aura accompli, tout ce qu'elle aura conservé qui, sans elle, se serait abîmé dans le désordre ; on comprendra tout ce qui, dans l'action, les luttes et le travail de l'homme, a été rendu possible par la prière cachée des femmes. Il n'en reste pas moins que la forme générale de la prière, l'attitude qui la détermine, l'esprit qui la porte, les intentions qu'elle assume, les mots dont elle se sert, tout cela est souvent influencé par la femme d'une manière telle que l'homme ne peut s'y associer ; il est vrai aussi que cela met tout aussi mal à l'aise une femme authentique ; car la relation de l'homme et de la femme est telle que chacun est affecté par les erreurs de l'autre. Sans l'influence de la femme, l'homme n'est plus qu'un mâle, et réciproquement, soustraite à l'influence de l'homme, la femme s'alanguit. C'est ce qui est arrivé pour la prière. On a souvent l'impression que la prière se dérobe au réel, qu'elle évolue dans un univers particulier où l'on s' occupe de choses étrangères à la vie. Or l'avenir du christianisme dépend, entre autres choses, de ceci : la prière gardera-t-elle un contact réel avec le monde des choses, du travail et de l'histoire ? C'est l'idée de la Providence qui doit constituer le vrai point de départ de ce contact. Lorsque la prière aura retrouvé cette allure, l'homme pourra la pratiquer, sans que cela lui paraisse étrange.
Sans doute faut-il aussi se placer dans la même perspective pour comprendre le sens de la prière pour les autres. Elle signifie, dans sa forme la plus courante, que l'on prie aux intentions de quelqu'un qui vous est proche : pour la guérison d'un malade, pour la solution d'une difficulté professionnelle, pour la protection contre un péril menaçant. Mais ce n'est là que l'aspect superficiel. La maladie n'est pas une réalité en elle-même, elle est un moment de l'histoire de l'homme qui la subit ; la prière n'est véritablement juste que lorsqu'elle demande à Dieu que sa volonté s'accomplisse en cet homme, qu'elle l'aide à parvenir à la connaissance, à la persévérance et à la maturité qui doit lui venir de la maladie. Prier pour que la volonté de Dieu soit faite ne signifie donc pas qu'on prie pour qu'arrive ce qui est inévitable, et pour manifester simplement qu'on s'y résigne. Car la sainte volonté de Dieu n'est pas une fatalité qu'il faut subir, mais une action créatrice, sainte et pleine de sens, tout ordonnée à une création nouvelle ; et la prière est le désir fervent que l'oeuvre de Dieu progresse dans telle circonstance donnée.
Ce qui est vrai pour l'individu, l'est aussi pour la communauté. Le monde irait autrement si les croyants le portaient devant Dieu dans une prière valable. Il ne suffit pas de désirer que Dieu nous aide dans telle ou telle circonstance, ou détourne tel malheur, mais il faut encore demander que se réalise la grande oeuvre de sa volonté, c'est-à-dire la croissance de son royaume, tel qu'il le veut, et tel qu'il ne peut se réaliser que maintenant. Dans la mesure où nous y voyons clair, la prière peut porter sur des objets précis ; pour le reste elle consistera à demander que les hommes "cherchent le royaume de Dieu et sa justice", qu'ils aient le souci d'appartenir à ce royaume de sainteté et qu'ainsi la volonté de Dieu s'accomplisse dans le monde. Les événements extérieurs n'ont de valeur que s'ils sont assumés intérieurement. Le monde ne peut subsister qu'à condition qu'il y ait quelque part une conscience, une vie, une souffrance qui l'assume. Le rôle d'une prière nourrie de la pensée de la Providence, est de constituer l'espace de silence, que dans sa présomption bruyante, le monde généralement n'estime pas nécessaire ou qu'il ne soupçonne même pas.
A suivre....
+ Romano Guardini - Initiation à la prière - Seuil, 1961