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La nativité de Jésus

   Voici ce qui arriva dans ces jours-là. Il parut un décret qui  émanait de César Auguste, et prescrivait de recenser toute la terre. Ce recensement fut le premier du genre : il se rattache au temps où Quirinius exerça le gouvernement de la Syrie. Tous les gens allaient alors se faire inscrire, chacun dans sa ville. C'est ce que fit, lui aussi, Joseph. Il monta de Galilée en Judée. Il quitta la ville de Nazareth pour se rendre à la ville de David qui s'appelle Bethléem. La raison, c'est qu'il était de la maison et de la famille de David. Il avait à se faire inscrire avec Marie. Elle était sa fiancée. Il se trouvait qu'elle était enceinte.

   Voici ce qui arriva comme ils étaient là. Le temps où elle devait enfanter fut à son terme. Aussi elle enfanta un fils à elle, son premier-né. Et même elle l'emmaillota, puis elle le coucha dans une crèche, pour la raison qu'il n'y avait pas de place à leur gré dans l'hôtellerie."  (Lc 2,1-7)

Luc veut peut-être compléter Matthieu. En tout cas, il fait, pour la première venue de Jésus en ce monde, ce qu'il fait pour l'entrée dans la vie publique (cf. Lc 3,1-2). Si humble que soit cette venue, elle se place dans le cadre des événements du temps.   

 

 

Or, ceux-ci, aux yeux de l'évangéliste, ne sont pas sans grandeur. Peut-être ont-ils même une valeur symbolique. La présence de Joseph et de Marie à Bethléem est provoquée par un recensement mémorable. Je ne pense pas que Luc ait voulu fixer une chronologie rigoureuse, une date absolument précise. Nous n'avons pas à lui demander plus qu'il ne veut donner. Dans sa pensée, comme dans les souvenirs de ceux qui l'ont documenté, les événements sont enchaînés, si je puis dire, à grandes mailles. 

   César, c'est l'Empereur. Celui d'alors s'appelle Auguste. Il a décidé de recenser son empire, pour en dénombrer les ressources en hommes et en biens. Une opération de cette nature, dans tous les temps et dans tous les pays, est toujours un acte de souveraineté. Elle rappelle aux gens qu'ils sont des sujets, sont eux-mêmes taillables et corvéables. 

L'expression "toute la terre" désigne la grande étendue de l'Empire. De même, le décret, littéralement "le dogme", qui émane en ces jours-là de César Auguste, fait figure d'un grand acte de la Majesté impériale. Il paraît même s'appliquer à toute une période aussi bien qu'à une date particulière. 

   En désignant comme le premier du genre ce recensement auquel Joseph se soumet avec Marie, l'évangéliste fait comprendre qu'il y en eut d'autres. Il rattache seulement ce premier, et peut-être aussi les suivants, à un nom d'homme et à un nom de pays. Le pays est la Syrie. Ceci n'a rien de surprenant, puisque c'est toujours en dépendance de cette province que la Palestine est entrée dans l'orbite de l'Empire. L'homme a nom Quirinius. Ce Quirinius est un Romain qui a fait ses preuves sur les champs de bataille, il est honoré de la confiance de César Auguste ; et nous savons qu'il a joué un rôle important  dans les affaires du Proche-Orient, pendant ces années qui environnent la naissance de Jésus. A cause de cela, il a laissé dans le pays un souvenir et un nom. Nous trouvons naturel que Luc lui attribue le titre de gouverneur de Syrie.

Quirinius exerça en effet ce gouvernement, au dire de l'historien Flavius Josèphe, de l'an 6 à l'an 12 de notre ère. Nous avons sujet de penser qu'il l'avait déjà exercé une première fois aux dernières années avant notre ère, sinon tout à fait en chef, du moins comme un haut administrateur de ces terres d'Empire. Qu'il ait eu l'idée et même l'habileté d'appliquer, dès ce moment-là, le recensement à la Terre Sainte, cela n'a rien d'excessif. Sans doute, les Juifs ont encore un roi ; Luc lui-même nous le dit (cf. Lc 1,5). Ce roi est Hérode le Grand. Mais la royauté ne lui est laissée que par la bienveillance et sous l'hégémonie de Rome. De plus, Hérode touche à sa fin ; il est vieilli, durci et déconsidéré ; Rome n'a plus à avoir envers lui de grands égards. 

   D'ailleurs, il y a dans cette affaire un autre aspect qu'on a pas coutume de considérer assez. L'administration impériale est en général adroite et accommodante. Elle respecte, ou fait mine de respecter, les usages du pays. Elle ne les brise que si on lui résiste ou si on la provoque. Or, dans le cas présent, lorsque l'autorité romaine demande aux Israélites de vouloir bien aller se faire recenser, chacun dans sa ville d'origine, elle les prend par un point d'honneur et même de religion. Elle a l'air de reconnaître leurs traditions, et de ramener les fils vers leurs pères. 

 Mettez-vous à la place d'un Israélite de ce temps-là. En ce déplaçant pour se faire recenser, il atteste, non pas tant au regard de l'étranger qu'à celui de ses compatriotes, qu'il est de bonne souche et qu'il n'a pas le moindre doute sur ses origines. Ce premier recensement a pu se présenter, même au regard des plus purs, sous un jour favorable, et laisser ainsi dans la mémoire des anciens un souvenir flatteur. Le fait, par exemple, de rapatrier, même pour un temps, dans une ville comme Bethléem tous les descendants de la lignée de David a certainement un côté extraordinaire pour cette petite cité et ne peut manquer de s'inscrire comme un événement notable dans les annales de Bethléem. 

Ces premières opérations de recensement se fixent d'autant mieux dans le souvenir qu'elles font un contraste avec celles d'un autre recensement. Cet autre est celui qui a eu lieu en l'an 6 ou 7 de notre ère. Il se fit, après la déposition d'Archélaüs et par les soins de Quirinius. A la mort d'Hérode le Grand, l'an 4 avant notre ère, les Romains ont laissé son fils Archélaüs régner comme ethnarque sur la Judée et la Samarie, et son autre fils Antipas (celui que les synoptiques - Matthieu, Marc et Luc - appellent aussi Hérode) régner comme tétrarque sur la Galilée et sur la Pérée. Antipas aura la chance de garder son pouvoir jusqu'en 37 de notre ère. Mais Archélaüs a la malchance de perdre le sien dès l'an 6. C'est alors qu'a lieu sur la Judée proprement dite, c'est-à-dire sur la partie la plus sainte du pays, ce second recensement si différend du premier. Il a le caractère d'une véritable incorporation à la province romaine de Syrie. Il sanctionne définitivement la conquête, il renforce l'occupation romaine, il amène à Jérusalem la présence d'un haut fonctionnaire de l'Empire, il provoque dans le pays une assez terrible insurrection religieuse. Luc veut spécifier que ce n'est pas de ce dernier recensement qu'il s'agit à la naissance de Jésus.  La Galilée ne dut pas être touchée par ce second recensement. Joseph, ne se serait pas prêté si facilement à une soumission qui marquait, pour sa nation, la fin de la souveraineté. Il s'agit, en réalité, d'un premier recensement auquel les gens se soumettent d'assez bonne grâce. Luc nous dit qu'ils étaient tous en mouvement pour aller se faire inscrire, chacun dans sa ville (Lc 2,3). Il dit cela à l'imparfait, comme une chose qui se prolonge et se généralise, des semaines, des mois peut-être. Même les meilleurs ne se font pas prier. Joseph est de ce nombre. 

   C'est ce recensement qui l'a fait sortir de sa Galilée et de la petite cité qu'il habite, et monter en Judée à l'illustre ville de son aïeul. Il ne peut douter de sa généalogie, ni hésiter où il doit aller se faire inscrire. On ne remarque pas assez à cet endroit l'insistance de l'évangéliste. C'est que Joseph était, écrit-il, de la maison et de la parenté de David. Les deux mots ne sont pas synonymes : la maison, c'est simplement le clan ; la parenté, c'est vraiment la famille, le même sang, la descendance. Par groupes, par foyers, des hommes se rattachaient à des maisons célèbres, sans qu'ils fussent pour autant de véritables descendants. Joseph, lui, est bien un petit-fils de David : il doit pouvoir en fournir les documents et les preuves à l'administration impériale lors de ce recensement. C'est en cette qualité qu'il se rend à Bethléem [davantage un gros village qu'une ville puisque Bethléem comptait environ 1000 habitants]. Et, pour lui, si cette démarche est une soumission à César, elle est beaucoup plus une fidélité aux ancêtres et une subordination à Dieu. Joseph y met toute sa justice (droiture), tout son goût de l'ordre et de la perfection, toute sa religion. Il fait la démarche avec Marie sa fiancée. Elle aussi est dans les mêmes droits et dans les mêmes obligations. Elle aussi est de la maison  et de la famille de David. Tout, dans l'allure du récit, invite à penser qu'elle est la petite-fille de David à un titre personnel, et non pas seulement à cause de son alliance. Luc garde encore à cet endroit le mot de "fiancée" ; c'est sans doute pour rappeler la virginité de Marie. Cette virginité a revêtu un vif éclat dans le récit de l'annonciation ; elle va briller pareillement dans celui de la nativité. Il est visible, néanmoins, que la Vierge Marie est devenue l'épouse de Joseph : ils se présentent au recensement comme un jeune couple légitimement uni, deux davidiques parfaitement assortis. Nous touchons là encore un point de l'évangile de l'Enfance où le texte de Luc rejoint, sans le dire, celui de Matthieu (Mt 1,19-25).

   Etant enceinte et proche de son terme, Marie n'a pas dû franchir sans incommodité les quatre étapes du voyage de Nazareth à Bethléem par la Samarie et la route des Monts. Ils ont cheminé en caravane, elle et Joseph, comme de petites gens. Marie n'avait certainement pas à sa disposition de char ni de litière. Il est probable qu'elle a fait la route à pied, avec tout le poids de son enfant. La modeste monture de l'âne n'est indiquée nulle part. A Bethléem, la ville de leur grand ancêtre, leur installation n'est pas non plus celle du grand monde. Elle n'est ni plus riche ni plus aisée qu'à Nazareth. Elle l'est même un peu moins. Marie a bien prévu que les jours de l'enfantement pourraient arriver quand elle serait là-bas. Elle a eu soin d'apporter des langes. Les jeunes époux ne pouvaient cependant pas apporter un berceau. Ils étaient pleins de confiance, et entièrement dans la main de Dieu. A la fin, Luc nous dit  qu'il n'y avait pas de place pour eux dans l'hôtellerie. 

   " L'hôtellerie ", avec accompagnement de l'article, est sans doute ce bâtiment communal habituellement assez vaste, entourant une cour, et dans lequel les voyageurs sont assurés de trouver un abri pour eux et pour leurs bêtes de somme. Il y a toujours de la place dans ces caravansérails. Il serait bien étonnant qu'il n'y en eût pas eu dans celui de Bethléem ou qu'on eût écarté un jeune ménage aussi avenant et aussi peu encombrant. Luc, très probablement, veut dire  que Joseph et Marie n'estimèrent pas qu'ils fussent à leur place parmi tant de gens, vu la situation de Marie et la proximité de l'événement. Le fait qu'ils aient cependant songé à l'hôtellerie commune est l'indice qu'ils ne se connaissaient ni proches parents ni amis dans la ville. L'hospitalité est large en Orient. Pourtant, Joseph et Marie ne vont chez personne. Luc ne dit pas explicitement où ils sont allés se réfugier. Mais la présence de la crèche le fait assez comprendre. Une crèche c'est une mangeoire d'animaux. Le jeune ménage a donc trouvé la solitude et la tranquillité qu'il cherche, dans une demeure qui n'est pas une étable, mais une de ces habitations fort simples où les hommes sont dans le voisinage des bêtes. Ce logis rustique est là en abri et en bâtiment de ferme, dans les rochers en contrebas de l'agglomération urbaine. 

Rien ne dit que Joseph et Marie n'aient pu s'y installer à leur convenance et y demeurer tout le temps qu'ils vont rester. " La maison " dont parle Matthieu (Mt 2,11) peut fort bien être ce refuge où Luc nous conduit.  Ce ne doit pas être une habitation si différente de celle de Nazareth. La tradition chrétienne n'a pas tort de souligner cette pauvreté du Christ à sa venue au monde. Sa naissance a lieu dans les conditions les plus pauvres. 

   Cependant, elle est belle cette Nativité. Luc la dépeint avec un tact parfait. Il y a la même note de sobriété, le même halo de respect, autour du Christ naissant qu'autour de Lui mourant. Matthieu n'a pas osé décrire cette naissance. Luc s'y est risqué, et de quelle plume délicate ! C'est Marie qui est en scène, toute seule, avec l'enfant qui n'est formé que d'elle. Trois verbes se succèdent, unis par la même conjonction "et" ; de ces trois verbes  elle est l'unique objet : "... Son terme arriva, et elle mit au monde son fils à elle, son fils premier-né, et elle l'enveloppa dans les langes, et elle le coucha dans une crèche." (Lc 2,6-7)

   Ce sont là comme les trois actes de la maternité à l'heure où la maman doit accoucher de son enfant. Mais il n'est femme qui soit à ce moment très en état de les accomplir seule. Marie le fait cependant. Le premier acte est décrit avec une sorte de majesté. La Vierge prend dans ses propres mains ce fils qui est si bien à elle. Elle le reçoit avec toute la religieuse gratitude qu'une bonne Israélite ne peut manquer d'avoir à la naissance d'un premier-né. Elle ratifie et renouvelle, en cet instant solennel, l'offrande et la consécration de son enfant à Dieu. 

   Les deux autres actes sont tout empreints d'humanité. Ils procurent au nouveau-né les soins sans lesquels le petit être humain serait le plus dépourvu des êtres animés et le plus incapable de vivre. La Vierge Marie, pour emmailloter elle-même son enfant, le tourne et le retourne dans ses bras avec des gestes réservés et des précautions tendres. Tout naturellement, elle a le regard instinctif d'une femme avisée, d'une mère diligente : ce qui peut le mieux servir de berceau, c'est la crèche. Délicatement rembourrée, elle peut faire l'office d'un petit lit d'enfant. Marie dépose bien doucement son fils sur cette couche improvisée. Et voilà le spectacle assurément le plus inattendu. Nous sommes habitués à cette crèche. Mais reportons-nous à la place de ceux qui purent contempler ce ravissant et florissant bébé, enroulé de beaux langes, mais enfoui et endormi dans le fourrage, avec, auprès de lui, sa toute jeune maman, toute grave, toute souriante, et alerte comme une grande sœur.  

   Ce n'est pas assez de dire que le Christ a été, à sa venue au monde, comme un petit pauvre. Il n'a ni maison, ni berceau. Qu'il soit fort bien enveloppé de langes, mais rustiquement couché dans une mangeoire, c'est le signalement auquel nous sommes appelés à Le reconnaître (Lc 2,12). Longtemps après l'événement, et alors qu'il sera pourtant bien admis dans les Eglises, des hérétiques seront choqués de cette crèche et de ces anges. C'est pourtant tout ce que l'évangile nous met sous les yeux, en insinuant que dans cette naissance, comme dans la conception, l'intégrité de la Vierge est miraculeusement respectée. Là est le côté de grandeur. Quel que soit l'extrême abaissement des circonstances, tout le mystère est parfaitement digne de Dieu. Luc nous fait d'ailleurs savoir aussitôt qu'il se produisit autour de cette nativité quelques merveilles qui en compensèrent l'humilité et furent comme un signe de Dieu : ce sont les incidents qui amenèrent la visite des bergers. 

 

A suivre...

P.-R. Bernard,  O.P - Le Mystère de Jésus - Salvator, 1967 

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