La Providence dans notre vie chrétienne.
Il y a dans la prédication de Jésus un enseignement qui embrasse la totalité de l'existence et qui s'applique en même temps à l'individu : c'est le message de la Providence. Selon ce message, tout ce qui est dans le monde, tout ce qui s'y passe, est dirigé par l'amour, la sagesse et la puissance du Père, pour le salut de l'homme croyant.
Le mot de "Providence" est employé aux sens les plus divers ; il est arrivé en partie à désigner quelque chose de vague et d'indéterminé. Il nous faut donc d'abord savoir exactement ce qu'il veut dire. Jésus a souvent parlé de la Providence ; il a surtout insisté dans cet ensemble d'enseignements et de promesses qu'on appelle le Sermon sur la Montagne (Jn 6,24-43). Il y exhorte ses auditeurs à ne pas se préoccuper de la nourriture ni du vêtement, puisque le Père qui est aux cieux, sait ce qu'il faut à l'homme. S'inquiéter pour cela c'est, dit-il, une attitude païenne ; le croyant doit avoir confiance, et rien ne lui manquera... Ce n'est pas là un conte de fée. Jésus n'affirme pas à ses auditeurs qu'ils peuvent se libérer de tout souci et de tout travail, et vivre au jour le jour, parce que des puissances merveilleuses s'occupent d'eux. Cet enseignement concerne la réalité de l'existence et ne néglige aucune de ses difficultés. Et il ne s'agit nullement d'un jeu de l'imagination, mais de quelque chose d'extrêmement sérieux.
D'autre part, ce n'est pas non plus un enseignement qui, d'un point de vue humain, irait de soi : comme si, par exemple, il signifiait que toutes choses obéissent à un ordre infaillible auquel il faudrait s'insérer, ou bien que celui qui a confiance dans la vie se tirerait mieux d'affaire que le pusillanime ou le défiant. Ce sont des propos inouïs : le Dieu vivant se préoccupe personnellement de chaque personne en particulier, et il est prêt à prendre soin de nous : il ne s'agit donc ni d'un conte, ni d'une philosophie naturelle, ni d'une éthique, mais d'une révélation issue de la liberté divine.
Le Sermon sur la Montagne est illustré par des exemples qui montrent comment Dieu s'occupe de la créature : les oiseaux trouvent leur nourriture sans semer ni moissonner, et les fleurs des champs sont parées de beauté, sans filer ni tisser. Au premier abord cela ressemble à une pieuse idylle ; mais il faut lire la proposition suivante, qui prouve combien tout cela est sérieux : " Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa Justice, et le reste vous sera donné par surcroît." (Jn 6,33) Cette phrase nous dit comment Notre-Seigneur conçoit les rapports de Dieu avec les hommes : il faut que l'homme cherche d'abord le royaume de Dieu et sa justice, avant toute autre chose ; que le souci du royaume de Dieu soit le véritable centre et la vraie force de sa vie. C'est là une proposition magnifique et difficile, qui suppose au fond, cette "conversion" et cette "metanoia" (transformation de l'esprit) exigée par lui au commencement de sa prédication (Jn 4,17). Il faut accepter cette condition pour parvenir à l'unisson de Dieu et pour qu'avant tout s'accomplissent le royaume de Dieu et sa justice. A partir de cet accord, dit Jésus, l'ordonnance de toutes choses commencera à se dégager dans la vie du chrétien. Ce qui est et ce qui arrive - choses , personnes, situations et événements - n'est pas l'effet du hasard, mais constitue une forme, un "milieu".
Mais cette forme est différente suivant les dispositions et la nature de chaque individu ; et ajouterons-nous, suivant l'espace qu'il laisse libre en lui pour l'action de Dieu. Car les événements du monde ne se déroulent pas avec une fixité mécanique : ils sont infiniment mobiles, riches de possibilités et prêts à obéir à la volonté capable de les diriger. Aussi bien, une connaissance approfondie de l'homme montre à quel point les tendances profondes de la personnalité - celles qui échappent souvent à la conscience claire - déterminent le cours de son destin. Ce destin prend donc une forme différente selon que l'individu suit l'inspiration de l'esprit de liberté qui naît d'une attitude juste vis-à-vis de Dieu, ou qu'il s'appuie sur sa seule volonté propre, à la fois tyrannique et incertaine. Mais d'autre part - et c'est là la raison décisive - l'univers est entre les "mains" de Dieu. Les lois de la nature sont à son service. Il se sert du cœur de l'homme pour régler le cours des choses, dans chacun des "milieux" particuliers aussi bien que dans tout l'ensemble.
Dès lors qu'un homme se préoccupe avec cœur de l'avènement du royaume de Dieu, se vérifie pour lui la promesse de l'épître aux Romains : " Toutes choses concourent au bien de ceux qui aiment Dieu." (Rom 8,28). Cela ne signifie pas que la misère et la souffrance lui seront épargnées ; mais qu'il aura ce dont il a besoin, et que tout ce qui arrive, même le mal, servira à dégager le sens véritable de sa vie.
Le message de la Providence exige de l'homme quelque chose de très grand : il s'agit de mettre au premier rang des préoccupations de sa vie le royaume de Dieu. Mais ce message, en même temps, lui promet quelque chose de tout aussi grand : tout ce qui arrive à l'homme concourt à son bien, et édifie son existence, telle que Dieu l'a pensée, pour son salut.
Ce n'est pas là une fable, mais la réalité ; non pas la réalité brute de la nature ou de l'histoire mais celle qui est issue de Dieu. Ajoutons que cette réalité ne constitue pas un monde secret en marge de celui de la nature, mais qu'elle est au cœur même de la nature et de l'histoire. On ne la saisit pas, comme les images des contes, par l'imagination ; ni comme les objets de l'existence immédiate, par l'observation et l'entendement, mais dans la foi. C'est la parole de Dieu qui nous en instruit et il faut tout risquer sur la foi de cette parole : alors la réalité de la Providence se profile entre Dieu et nous. Elle semble être en contradiction avec l'univers tel que nous le connaissons ; elle déroute toujours notre cœur ; c'est pourquoi il faudra constamment renouveler notre foi. La lumière se fera insensiblement. On finira par soupçonner la signification d'un événement, d'une rencontre, d'un succès ou d'un échec. Derrière les forces et les nécessités qui gouvernent généralement les événements, on discernera une autre puissance et une signification nouvelle. Et l'homme découvrira ainsi peu à peu qu'il est entré dans un univers de sainteté dont Dieu a le gouvernement. A certaines périodes l'intelligence de tout cela pourra être claire, et à d'autres elle sera très obscure. Bien souvent ce ne sera qu'un sentiment discret de confiance qui traverse toute la vie. En tout cas, tout cela repose sur la foi. L'essentiel reste caché, et ne se révélera qu'à la fin des temps, lorsque s'accomplira le royaume de Dieu. Ce qui dans la vie de l'homme est l'oeuvre de la Providence, c'est une partie du monde à venir où l'homme nouveau vivra sur une terre nouvelle et sous un ciel nouveau (cf. Apoc 21,1).
L'homme qui est attentif à la Providence vit déjà dans un monde qu'il ne comprendra pleinement qu'à la fin des temps.
A suivre....
+ Romano Guardini - Initiation à la prière - Seuil, 1961