Matthieu est le seul à relater la visite des mages. D'après lui, le Christ naissant n'est adoré que par des gens venus de l'étranger. Qui plus est, l'Enfant est si menacé dans sa propre patrie que ses parents sont contraints de fuir avec lui à l'étranger. Ce tableau est dur pour Israël. Luc remet les choses au point. Il montre que le Messie a rencontré dans son peuple ses premiers adorateurs. Nous avons, dans l'Evangile de Luc, toute une galerie de bons Israélites qui ont eu la faveur d'être les premiers témoins du mystère.
"Il y avait aussi, dans ces mêmes parages, des bergers. C'étaient des hommes habitués à vivre aux champs et qui veillaient, la nuit, sur le troupeau dont ils avaient la garde.
Voici que l'ange du Seigneur se tint au-dessus d'eux. En même temps, la gloire du Seigneur resplendit autour d'eux. Ils en furent saisis d'une grande crainte. C'est pourquoi l'ange leur dit : " Ne craignez point. Car voici que je vous apporte la bonne nouvelle d'une grande joie qui sera pour tout le peuple. C'est ceci : Il vous est né aujourd'hui un sauveur, il est le Christ Seigneur. Vous l'avez là dans la ville de David. Et voici ce qui vous servira de signe : vous trouverez un tout petit, enveloppé de langes et couché dans une crèche."
Alors, il y eut tout d'un coup avec l'ange une troupe nombreuse de l'armée du ciel. Ils célébraient les louanges de Dieu, et ils disaient :
" Gloire à Dieu dans les hauts lieux, et paix sur terre entre hommes de bon vouloir."
Voici ce qui arriva aussitôt que les anges se furent éloignés d'eux dans la direction du ciel. Les bergers se disaient les uns aux autres : " Traversons donc jusqu'à Bethléem, et voyons ce qu'il y a dans cette Parole que le Seigneur a pris soin de porter à notre connaissance."
Ils virent effectivement en grande hâte. Et, plus sur la hauteur, ils finirent par trouver Marie d'abord, puis Joseph, puis le tout petit reposant dans la mangeoire.
A leur tour, quand ils eurent vu, ils firent de la publicité autour de la Parole qui leur avait été proposé au sujet de ce petit enfant. Assurément, tous ceux qui écoutèrent furent dans l'étonnement de ce que ces bergers expliquaient devant eux. Mais Marie, elle, retenait profondément toutes les Paroles de cette sorte, elle les méditait dans son cœur. Les bergers, eux, s'en retournèrent, en glorifiant et en célébrant Dieu de ce que tout ce qu'ils avaient vu et entendu était bien comme on leur avait dit." (Luc 2,8-20)
Charmantes scènes, aux confins de la vie nomade et de la vie civilisée ; on peut dire aussi : aux confins du ciel et de la terre. Si ce n'était arrivé, bien fin qui l'eût inventé. A deux lieues et demie au sud de Jérusalem, Bethléem est la reine du désert et la vraie capitale des pâtres de la montagne. Ils viennent là vendre leurs lainages et leurs fromages. Ils y viennent aussi acheter leur blé : Bethléem est pour eux la maison du pain.
Les bergers de Luc nous font l'effet d'être précisément des hommes du désert. Ils ont coutume de vivre dehors. Le récit nous met en présence de tout un groupe qui veille, la nuit, sur un troupeau. On dit qu'en Palestine les troupeaux ne restent pas dehors la nuit pendant l'hiver, et que cette circonstance n'est pas favorable à la date que la tradition assigne à la naissance de Jésus. C'est être bien affirmatif. Dès qu'on descend tant soit peu des hauteurs de Bethléem sur les pentes qui dévalent vers le grand creux de la mer Morte, on trouve une température qui demeure très adoucie l'hiver.
De plus, le récit ne dit nullement que le troupeau soit en train de paître ; les bêtes ne paissent guère dehors, les nuits d'hiver. Il est plus naturel de penser que les bergers ont parqué leur troupeau en quelque repli de terrain où leur bétail est à l'abri. Mais il faut qu'ils y veillent. Et c'est ce qu'ils font à plusieurs, et devisant ensemble. Le texte, il faut l'avouer, ne dit rien quant à la saison.
En revanche, il dit que ce qui arrive est une apparition dans la nuit. Comme cette apparition semble se produire en coïncidence avec la nativité de l'Enfant, cela donne à penser que celle-ci a lieu aussi dans la nuit. Il y a, dans le tableau, tout un apparat en harmonie avec les plus belles pages de l'histoire biblique des Patriarches. Ce n'est pas fortuitement que ces bergers sont choisis pour être les premiers témoins du Messie. Ces semi-nomades sont de vrais Israélites. Ce qui leur est dit, comme ce qui leur est fait, le montre bien. Ils appartiennent à ces tribus du désert du sud, qui sont restées les plus frustes, mais ne sont pas les moins religieuses.
Ces bergers n'ont pas l'air démontés par ce qui leur arrive. Ils comprennent qu'ils ont devant eux des messagers de Yahvé. La crainte les saisit, une crainte révérencielle, comme il convient à toute approche du divin. Le texte semble dire que, cette fois encore, l'ange du Seigneur s'adapte à merveille à son emploi. Il vient se planter soudain près des bergers, s'adjoindre à leur groupe, faire cercle avec eux. Il entre dans leur conversation comme un camarade imprévu, qui n'a qu'une très bonne nouvelle à leur apprendre. Cependant, l'identité du camarade ne peut faire chez eux l'ombre d'un doute. Ils se voient soudain environnés d'une grande lumière. Il fait clair sur eux comme en plein jour. Un feu de camps ne produit pas pareille clarté. Leurs souvenirs bibliques, leur instinct religieux, l'émoi de leur cœur, tout leur dit qu'ils sont pris dans la gloire du Seigneur et qu'ils ont au milieu d'eux l'ange du Seigneur.
L'ange leur parle, pour leur faire une déclaration messianique, d'un messianisme toutefois très simple, sans mélange. Il donne à son héros le titre de Sauveur. Ce n'est point un titre qui soit si courant dans les saintes Écritures. Dieu seul y est vraiment Sauveur ; ce titre est presque un nom divin. Ce Sauveur qui vous est né aujourd'hui, là tout près de vous, dans la ville de David, eh bien ! annonce l'ange, c'est le Christ. Il dit même, avec une solennité voulue, le Christ-Seigneur, comme s'il voulait déclarer : le Messie que tout Israël attend, le seul que vous deviez attendre, le seul qui soit dans cette grandeur divine en vertu de laquelle il peut être Sauveur.
La naissance dans la ville de David est aussi une indication messianique. La venue de ce Messie est un grand sujet de joie, non pas seulement pour des cercles d'initiés, mais pour le peuple tout entier. A vrai dire, tout un peuple est en puissance dans cet Enfant. Ces bergers doivent avoir plus de finesse que bien des "civilisés". Après que l'Ange leur a décrit la grandeur du Messie, il leur donne le signalement qui va leur permettre d'aller à la découverte et de constater qu'ils n'ont pas été mystifiés. Un nouveau-né emmailloté, c'est une rencontre bien humaine qui n'est pas un signe ; mais un petit d'homme endormi dans la mangeoire aux bêtes, voilà qui n'est pas courant.
Aussitôt, l'annonce aux bergers reprend de la hauteur et redevient céleste. Le texte ne dit pas qu'ils aient vu à côté de l'ange annonciateur une armée d'autres anges. Le texte dit plutôt qu'à la vision, qui est comme d'un ami de la terre, se superposent des voix, qui font entendre une rumeur dans le ciel. Cette rumeur est une louange à Dieu, en des paroles articulées, qui ont un sens. Les bergers perçoivent qu'une espèce d'alliance est célébrée, biblique et patriarcale, entre le ciel et la terre, et que ce sera là un des effets de la venue du Messie. Cette venue est bien faite pour procurer une gloire à Dieu, une gloire qui soit une révélation aux esprits des plus hautes Grandeurs divines. Et aussi pour procurer sur terre une véritable paix entre les hommes au bon vouloir. Quel est ce bon vouloir ? Celui de l'homme, ou celui de Dieu ? Les deux sont possibles. Dans un cas, il faut traduire : Paix sur la terre aux hommes qui sont l'objet du bon vouloir de Dieu. Cette dernière interprétation paraît ici bien raffinée et d'un ordre un peu trop relevé. L'autre a un tour plus simple, une saveur plus ancienne, qui répond mieux à la circonstance.
La vision s'efface, la clarté s'éteint, les voix se sont comme retirées dans le ciel. Les bergers se retrouvent seuls, au milieu de leur petit bétail, et dans la nuit. Le Seigneur s'est dérangé pour nous, se disent-ils ; il convient que nous nous mettions en mouvement pour Lui ; traversons jusqu'à Bethléem, et voyons la chose. Ils ne doutent pas, les braves gars, mais, puisqu'un signe leur est donné, il est naturel qu'ils s'en servent. Sur-le-champ, les voilà partis à la découverte. Au petit jour sans doute, en remontant vers la cité, aux abords même de Bethléem, dans une installation toute pareille aux leurs, ils "trouvent". A lire le texte (mais il ne faut pas lui faire dire plus qu'il ne veut dire), on peut croire que l'ordre dans lequel les personnes sont nommées est l'ordre dans lequel elles sont rencontrées : Marie d'abord, Joseph ensuite, le tout petit enfin au fond de la mangeoire. C'est toute une scène de campement, dans le petit matin d'une radieuse nativité. La Sainte Famille semi-nomade est fêtée par ses voisins du désert. Le petit Jésus est presque l'enfant du désert.
Cependant, les bergers font une publicité autour de l'Enfant, en racontant l'étrangeté de cette naissance, et surtout en dévoilant ce qui leur est arrivé à eux dans la nuit. Ils font leurs communications jusque dans la ville, parmi les boutiquiers qu'ils ont coutume de fréquenter. Nous ne devons pas exagérer l'ampleur ni la portée de cette publicité. La fin même du récit nous met en garde. Il y a comme une espèce de triptyque qui semble composé à dessein et qui paraît avoir une signification : sur le volet du milieu, Marie, toute seule ; sur un côté, les gens de Bethléem qui s'étonnent ; sur l'autre, les bergers qui s'en retournent.
Bethléem est dans une certaine admiration de toute cette affaire, que les bergers exposent avec passablement d'animation. mais elle n'a pas l'air de se déranger de ses occupations. Les bergers s'en retournent, eux aussi, à leurs activités. Ils paraissent avoir été touchés plus profondément. Ils louent Dieu de ce qu'ils ont vu et de ce qu'ils ont entendu. Qu'ils aient vu, qu'ils aient regardé, c'est le moins qu'on pût attendre d'eux.
Luc ne dit pas qu'ils aient beaucoup manifesté, ni qu'ils aient adoré. Les pauvres ! Quelle grande attitude voulez-vous qu'ils prennent, devant ces petites gens de la grotte avec leur petit garçon sur la paille ? C'est déjà bien qu'ils soient venus et qu'ils aient observés avec émotion ! Toutefois, ils n'ont pas seulement regardé, ils ont écouté. C'est donc qu'on leur a parlé. Qui leur a parlé ? Marie et Joseph sont peu portés à dire beaucoup de paroles ; mais ils sont bien capables d'en dire de pénétrantes. Supposez que Marie ait seulement prononcé devant ses visiteurs quelques phrases de son cantique ; ils ont de quoi en être émus, éclairés. Néanmoins Luc dit formellement que les bergers " s'en retournèrent ", comme on dirait : pour ne plus revenir. Le verbe est au début de la phrase, avec un certain relief. De plus, ce verbe qui marque le retour des bergers vers leurs champs, comme celui qui exprime l'étonnement des citadins derrière leurs comptoirs, est à l'aoriste ; ce temps insinue qu'il s'agit d'actes éphémères et que ces incidents furent vite du passé. La clause finale relative aux bergers n'est pas faite, non plus, pour relever les pensées qu'ils ont dans l'esprit. Ils louent Dieu, simplement de ce que tout ce qu'ils ont vu et entendu s'est trouvé en parfaite conformité avec ce qui leur a été annoncé. Cette correspondance les a frappés plus que tout, et peu s'en faut que la grande merveille ne soit, pour eux, cet éblouissement qu'ils ont eu dans la nuit. Peut-on vraiment leur demander plus ?
Une seule personne est représentée dans une activité d'esprit en harmonie avec le mystère : c'est Marie. Elle est tout à fait à part, entre les uns et les autres. Le verbe qui la concerne, à l'imparfait, exprime une action qui ne finit jamais, une activité qui se passe au plus intime de l'esprit et se grave dans la mémoire du cœur. Marie voit plus de chose dans les merveilles de la nuit que ceux mêmes qui en ont été les bénéficiaires. Elle garde tout cela dans son cœur, elle l'y repasse. Les visiteurs pastoureaux lui rappellent le temps des patriarches ; les voix et les clartés dans le ciel lui sont une image des théophanies antiques. Marie est plus apte que personne à tirer de sa mémoire les plus heureux rapprochements entre les préparations anciennes et l'incomparable nativité qui vient d'avoir lieu.
Le cœur de Marie étant ainsi mis à part, il résulte de tout le récit de Luc que la publicité qui s'est faite autour de la crèche de Jésus est loin d'égaler celle qui a été signalée autour du berceau de Jean. Le très honorable ménage d'Elisabeth et de Zacharie a beaucoup plus de prestige dans son pays, parmi les voisins et les parents (cf. Lc 1,58-59.65-66), que n'en a dans Bethléem le petit ménage inconnu qui vient de s'y installer en campement. Assurément il y a plus de manifestations divines dans la naissance du fils de Marie qu'il n'y en a dans celle du fils d'Elisabeth. Mais ces manifestations ne sont pas tapageuses ; elles ne font pas grand bruit dans la contrée, elles ne sont perçues que de quelques-uns. Elles ne sont profondément comprises, nous dit Luc, que par Marie. A elle, il est bien naturel de joindre Joseph . La suite du récit va le remettre en scène immédiatement en l'associant à Marie par un pluriel significatif. Le contraste que Luc avait tracé entre les deux annonces se retrouve entre les deux nativités. Il va se poursuivre jusqu'au bout de l'évangile de l'Enfance.
A suivre...
P.-R. Bernard, O.P - Le Mystère de Jésus - Salvator, 1967