L'oraison mystique. Pour terminer, nous abordons un sujet qui ne relève plus d'une initiation à la prière ; mais son importance est telle, qu'il faut au moins l'effleurer.
Il arrivera peut-être à celui qui a fait oraison de faire une expérience étrange. Longtemps sa réflexion, nourrie par les pensées de la foi, aura cherché Dieu ; soudain Dieu lui-même est là.
Cela ne signifie pas qu'il ait été particulièrement recueilli, ni que l'idée de Dieu l'ait spécialement impressionné, ni que son cœur éprouve un grand amour pour lui, ni rien de semblable ; il sent que ce qui lui arrive là est quelque chose d'entièrement nouveau, de différent. Jusque là, il y avait un mur : ce mur est renversé. En règle générale, même dans la certitude la plus vivante et dans l'émotion la plus forte, nous avons Dieu devant nous de la même manière que tout le reste, y compris nous-mêmes, c'est-à-dire sous la forme d'une représentation ou d'une idée. Cette idée de Dieu nous saisit, nous incite à l'amour, nous porte à une action déterminée.
Dans l'expérience dont nous parlons, la barrière que constitue le fait d'être pensé n'existe plus : il se produit une saisie intérieure immédiate.
Il peut arriver que celui qui connaît cette expérience en soit d'abord très troublé. Il éprouve une émotion d'un caractère tout nouveau , et il se trouve dans un état qu'il ne connaissait pas encore. Mais la partie la plus intérieure de lui-même pressent la vérité : " C'est Dieu ", ou au moins : " Cela est en rapport avec Dieu ." Cette intuition l'effraye peut-être. Il ne sait pas s'il doit oser parler ainsi, et il est incertain sur l'attitude à prendre. Mais le pressentiment devient bientôt une certitude, et même une certitude particulièrement assurée.
Au moment même où l'expérience se produit, le doute n'est guère possible. Les doutes ne viennent qu'ensuite ; par exemple, lorsqu'il s'aperçoit que les représentations ordinaires de la vie intérieure ne se vérifient plus, ou que d'autres hommes ignorent tout de ce genre de choses. Ce qui est troublant aussi, c'est que les mots lui manquent pour s'exprimer. Son cœur sait bien de quoi il s'agit ; mais il sait tout aussi bien que ce qui est très clair dans son esprit et dans son cœur, il ne peut l'exprimer. Et non pas seulement parce que c'est trop grand ou trop profond, mais tout simplement parce qu'il n'existe pas d'expression pour cela. Il ne pourrait dire que des choses de ce genre : " c'est sacré ; c'est proche ; c'est plus important que tout le reste ; cela vaut la peine et cela seul suffit ; c'est silencieux, délicat, simple, presque un rien, et cependant c'est tout. C'est Lui enfin." Voilà tout ce qu'il pourrait dire, tout en sachant que cela ne signifierait rien pour un autre qui n'aurait pas passé par une expérience semblable.
Ce qu'il sait encore, c'est que ce sacré est parfaitement libre et maître de lui-même. Aucune puissance créée ne peut rien sur lui. On ne peut forcer cette rencontre ou ce contact. On peut approfondir le recueillement, clarifier son regard intérieur, purifier son âme de plus en plus - mais jamais tout cela ne suffira pour faire que ce sacré se manifeste. Sa venue est grâce toute pure, et l'on ne peut rien faire d'autre que de s'y préparer, de la demander et de l'attendre.
Ce que nous avons essayé de dépeindre à très grands traits, les maîtres de la vie spirituelle l'appellent expérience mystique. On fait un usage abusif de ce mot "mystique" ; il est accolé à tout ce qui est mystérieux ou simplement bizarre. En réalité, il a un sens précis : il désigne une certaine expérience de Dieu et du divin. Cette expérience peut s'accompagner de phénomènes secondaires de diverses sortes - par exemple des images ou des paroles intérieures ; - mais ce ne sont jamais là que des phénomènes secondaires, et qui ne sont même pas sans danger. Le tout est d'autant plus authentique qu'il est plus silencieux, plus discret, plus dégagé de toute image.
Si l'on demande ce que signifie cette expérience, on ne peut donner de réponse générale. Acceptée comme il faut, elle représente avant tout, une certitude, au plus profond de l'âme, de la réalité du Dieu vivant, et un secours infiniment précieux pour la foi. Celui qui fait cette expérience peut dire comme saint Paul : " Je sais à qui j'ai donné ma foi." S'il la garde bien, il ne risque guère d'oublier que Dieu existe, qu'il le concerne très personnellement.
Mais cette expérience comporte des exigences. Dieu, par elle, appelle l'homme plus près de lui, à une communion plus profonde. Elle exige que l'appelé se purifie, se libère plus résolument des entraves terrestres, se tourne vers Dieu avec plus de ferveur. Elle lui donne la certitude qu'il peut y arriver parce qu'il y a un lieu où il peut se tenir et une force qui est prête à se communiquer à lui.
Pour les autres aussi, cette expérience signifie quelque chose ; celui à qui elle a été accordée devient un témoin. Il peut dire : " Je sais que Dieu vit." Aux doutes, aux objections, il peut opposer la force de cette phrase : " Et pourtant il en est ainsi, car j'en ai fait l'expérience. " Et de la sorte il peut intervenir pour l'honneur de Dieu, et être un soutien pour les autres.
Celui qui a une vie intérieure riche et sensible, qui est consciencieux et qui prend au sérieux les choses spirituelles, peut être très troublé par cet élément nouveau qui fait irruption dans sa vie.
Que doit-il faire alors ?
Avant tout, veiller sur ce don de Dieu et le respecter. L'expérience que nous avons décrite éveille le désir de demeurer auprès de celui qui se manifeste là. La prière, si difficile qu'elle ait pu être jusque-là, devient facile. Les mots qui manquaient naguère, jaillissent maintenant d'eux-mêmes ; peut-être sont-ils peu nombreux, un seul peut-être, mais il est neuf ; c'est un don, il est inépuisable. Ce qui arrive à cet homme éveille en lui quelque chose de profond et d'intime qu'il ignorait encore ; on peut ajouter aussi que c'est quelque chose de très élevé, de très lointain dont il ne se savait pas capable. C'est cela qui se met à vivre et qui se tourne vers celui qui s'approche. Il doit donc suivre cet appel et prier avec le plus de sincérité possible ; cela ne veut pas dire qu'il ne faille pas garder la mesure, car la transformation intérieure est telle, qu'on court le danger de trop se surmener...
Cette expérience peut encore être cause de difficultés d'un genre parfois très pénible. Ainsi il peut arriver que les choses auxquelles on attribuait de l'importance perdent leur signification, que les hommes reculent dans un lointain étrange ; que l'existence devienne vide, qu'on ne s'y trouve plus à sa place ; que l'on se sente poussé à faire quelque chose, sans savoir quoi ; et même qu'on finisse par se demander si toute cette nouvelle expérience n'est pas une illusion et une tentation. Dans tout cela, il faut rester calme et se confier en Dieu ; se rendre sans cesse disponible à sa volonté et demander la clarté ; mais en attendant qu'elle se manifeste, persévérer malgré sa détresse et continuer à faire ce qu'on faisait jusque-là. A la faveur d'ailleurs de cette persévérance la foi se fortifie et l'amour se purifie.
L'expérience mystique n'est ce qu'elle doit être que si elle résiste à l'épreuve dont parle saint Jean : " Vous reconnaîtrez à ceci l'esprit de Dieu : tout esprit qui confesse Jésus-Christ venu dans la chair, est de Dieu, et tout esprit qui ne confesse pas ce Jésus, n'est pas de Dieu." (Jn 4,2-3). N'est divinement bon que ce qui subsiste devant le Christ ; celui qui fait cette expérience doit donc la rapporter au Christ. Il doit lui dire avec le plus grand sérieux : " Tout cela, je n'en veux que si le Christ y est, que si cela est dans la ligne de son Esprit et est confirmé devant lui. Je ne connais pas d'autre mesure que le nom de Jésus et sa croix. Je refuse tout ce qui leur est contraire."
Il pourrait être tentant de rechercher le "divin en soi", ou bien Dieu en tant qu'il existe " au-dessus de toute parole et de tout mode" ; mais il y a là un grand danger. Il faut toujours remettre au centre de tout la personne de Jésus ; c'est à lui qu'il faut penser, c'est de lui qu'il faut se réclamer et c'est à lui qu'il faut s'en remettre.
D'autre part il faut se rendre compte que cette expérience comporte des obligations. On devra être plus sévère envers soi-même, plus fidèle à ses devoirs, plus scrupuleux dans la prière, plus rigoureux dans le choix de ses relations, de ses lectures, de ses loisirs, et ainsi de suite.
On ne parlera pas non plus de ce genre de chose sans motif spécial. Il est toujours délicat de parler de sa vie intérieure ; à plus forte raison lorsqu'il s'agit d'un secret qui existe entre Dieu et l'homme. De plus, par la parole, toute expérience est objectivée ; or, dans le cas qui nous occupe, il importe précisément que l'expérience reste liée à l'existence personnelle. Et puis, en dehors de toute autre considération, personne ne parlera facilement de cela, parce que le caractère en est trop sacré. Il faudra pourtant bien le faire un jour. C'est justement parce que cette expérience est tellement différente, et apporte dans la vie intérieure un élément tellement nouveau, qu'il faut la mettre à l'épreuve des mots, pour éviter qu'elle ne devienne une illusion magique. On cherchera une personne expérimentée, et on lui exposera tout ce qui s'est passé. On prendra ses avis au sérieux, tout en gardant cependant la liberté de faire ce qu'au plus profond de sa conscience on considérera comme le meilleur, au cas où il serait évident que l'interlocuteur comprend mal ce qu'on veut dire, ou qu'il essaierait d'exercer une pression dans un sens ou dans un autre.
L'expérience dont nous parlons est, comme tout ce qui est vivant, un germe appelé à se développer ; mais ce développement passe par des phases successives, accompagnées chaque fois de nouvelles exigences, et comportant bien des crises. Il y aurait beaucoup à dire là-dessus ; mais cela dépasserait les limites de notre ouvrage. Nous n'avons voulu donner ici que quelques indications générales, parce que ce genre d'expérience est plus fréquent qu'on ne le penserait à première vue. A une époque où tant de choses se désagrègent, il se trouve que les sources intérieures s'ouvrent plus largement qu'à l'ordinaire, et bien des chrétiens, dont la vie est d'ailleurs banale, en sont inondés. Les talents ou l'éducation n'ont rien à voir ici ; c'est une grâce de Dieu qu'il donne comme il lui plaît.
A suivre...
+ Romano Guardini - Initiation à la prière - Seuil 1961