Écoutons Luc dater et situer ce commencement de l'évangile de Jésus-Christ :
Ce fut dans la quinzième année du règne de Tibère César, quand Ponce Pilate avait le gouvernement de la Judée et qu'Hérode avait la tétrarchie de la Galilée, tandis que Philippe son frère avait la tétrarchie de l'Iturée et du pays Trachonitide, et Lysanias la tétrarchie de l'Abilène,
ce fut sous le grand prêtre Anne et Caïphe, que la parole de Dieu tomba sur Jean, le fils de Zacharie, dans le désert, et qu'il s'en vint, dans toute la périphérie du Jourdain, prêcher un baptême de pénitence en vue de la rémission des péchés. [Luc 3,1-3]
La quinzième année du règne de Tibère est celle qui court du 1er octobre de l'an 27 au 30 septembre de l'an 28 de notre ère, si l'on adopte la manière de compter les années impériales telle qu'elle était en usage à Antioche et dans les pays syriens, d'où Luc était originaire. L'écrivain donne grand air à cet exorde. Son but n'est pas de constituer un cadre uniquement à la mission de Jean, mais d'en constituer un à celle de Jésus par-delà cette mission de Jean. Un cadre, qui soit à la fois géographique, historique et même religieux.
L'évangéliste a-t-il voulu tracer, au moins en gros, la carte des pays qui seront visités par Jésus et plus ou moins touchés par Lui ? Cela se peut. Nous sommes surpris de ne pas trouver à cet égard un tracé complet. La Samarie n'est pas nommée : Ponce Pilate pourtant la gouverne, ainsi que la Judée. La Pérée non plus n'est pas nommée : elle fait pourtant une moitié appréciable de la tétrarchie d'Hérode. Et Jésus ne dédaignera pas la Samarie, ni ne délaissera la Pérée. En revanche, nous sommes étonnés que Luc ait inséré dans son cadre des pays aussi excentriques que les deux tétrarchie de Philippe et de Lysanias. Jésus a circulé dans l'Iturée qui était le pays riverain à l'orient du haut Jourdain : plusieurs de ses meilleurs disciples sont de par là. Mais a-t-il seulement pénétré dans la Trachonitide, qui est à l'orient de l'Iturée ? A-t-il jamais frôlé l'Abilène, qui est au nord de cette Iturée et qui mène vers Damas ?
En tout cas, ces derniers pays ne sont plus des pays juifs, si même ils ont des colonies juives : notre étonnement augmente de les voir figurer sur une carte des pays juifs.
En scrutant davantage la pensée de Luc, nous croyons y découvrir une intention plus profonde, que j'appellerai de politique religieuse. L'évangéliste veut rendre compte du sentiment que peuvent avoir de bons Israélites sur la situation du pays au moment où Jésus va lui faire l'honneur d'y exercer son ministère. Ni l'Etat ni la communauté religieuse n'étaient dans une situation qui fût digne de la circonstance.
L'Etat offrait, il est vrai, une façade importante. Mais ce n'était qu'une façade. Des observateurs superficiels, des nationalistes plus portés à la facilité qu'à la fidélité, auraient pu tirer gloire de ce qu'une large autonomie était laissée à la Terre sainte, et de ce que des princes juifs régnaient jusque vers Damas. Mais, pour de vrais patriotes, fidèles à leurs pères, cette vaine gloire n'était que la couverture de la honte. Car en réalité, tout l'Etat était dans les mains d'un grand Empire, étranger et lointain. La Terre sainte n'était pas, à proprement parler, colonisée par Rome ; mais elle était traversée et occupée par les armées romaines ; et l'Etat n'avait d'autonomie qu'autant que lui en laissait la faveur de César.
Les princes régnants, nommés par Luc, ce ne sont plus des monarques, mais des tétrarques, c'est-à-dire des quarterons de rois. Il ne déplaisait pas à l'Empire de couper ainsi des monarchies en quatre pour se faire de chacun des princes un auxiliaire plus soumis. D'ailleurs, ceux d'ici ne sont que les enfants d'Hérode le Grand. Ils pactisent avec Rome, encore plus que leur père. Ils ne sont pas de vrais princes juifs : ils peuvent bien avoir dans les veines un peu de sang des Asmonéens ; ils ont surtout le sang des Iduméens, et par là, ils sont à peu près aussi usurpateurs que les Romains. César a, du reste, dans le pays un représentant direct à qui, des quatre parts, il a naturellement réservé la meilleure, à savoir : cette Judée où est la capitale avec tous les lieux saints du pays.
Non, en vérité, la nation n'a pas de quoi s'enorgueillir. A tout prendre, l'Etat, politiquement, n'est pas brillant. Et c'est, je crois, ce côté humilié que Luc veut mettre sous les yeux de ses lecteurs. Pensez donc qu'il est obligé de compter la venue du Règne de Dieu en plein pays d'Israël par les années du règne d'un César ! De la part de l'évangéliste, ce ne peut être là un comput normal ; il doit y avoir à cela un sens grave.
D'autre part, Luc suggère aussi quelle est, sous ce régime politique, la situation de la communauté religieuse, ou, si vous voulez, quel est, dans un pareil Etat, le régime de la communauté religieuse. Depuis le retour d'exil, et surtout après la guerre des Maccabées, la nation juive s'est constituée en effet comme une "Eglise". Une centralisation puissante a rassemblé tout le culte au Temple et a fait de Jérusalem la Ville sainte du Judaïsme. Le grand prêtre est le premier personnage de la nation. La monarchie perdue du côté civil paraît ainsi regagnée,au moins en partie, du côté de la religion. Le souverain pontificat n'a qu'un seul titulaire , et la charge est à vie. C'est là un point capital de l'organisation religieuse des Juifs au temps de Jésus. Un point que Luc ne peut pas ignorer et sur lequel il n'était pas facile qu'il se méprît. Il sait qu'il ne faut qu'un grand prêtre. Voilà qu'il en nomme pourtant deux ! Effectivement, le grand prêtre Anne a exercé la fonction de l'an 6 à l'an 15 de notre ère : à cette date, il est déposé. Trois ans après, il reçoit une compensation : son gendre Caïphe devient grand prêtre à son tour, et détient la charge de l'an 18 à l'an 36. Tous les Juifs au courant des affaires se disent que, sous le couvert du gendre, le beau-père continue d'avoir la principale influence. Jean se fera l'écho de cela dans son récit de la Passion [Jn 18,13.24].
Si Luc mentionne côte à côte Anne et Caïphe dans sa nomenclature du grand prêtre unique, c'est sans doute pour insinuer que la situation religieuse ne vaut guère mieux que la situation politique, et qu'il n'y a pas grand-chose à attendre de l'une ni de l'autre pour la venue du Règne de Dieu. Ces dépositions, ces intrigues, ces influences en dessous, ne sont pas de brillants indices. Nous voyons déjà poindre, en cette évocation des deux grands prêtres, l'esprit très opportuniste et la mentalité sadducéenne que nous apercevrons dans le haut clergé à travers tout l'évangile.
A suivre...
P.-R. Bernard, O.P - Le Mystère de Jésus - Salvator, 1967