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4e Dimanche de Carême (de Laetare) - année B -

La page que nous allons lire constitue la section finale de l'entretien de Jésus avec Nicodème. Ce Pharisien, "un des notables juifs" (3,1), doit, selon un procédé courant dans le Quatrième Évangile, incarner l'attitude spirituelle qui vient précisément d'être décrite : celle de ces gens qui, à Jérusalem, ont cru en Jésus "à la vue des signes qu'il faisait" ; mais l'insuffisance de cette démarche était aussitôt signalée : " Jésus, lui, ne se fiait pas à eux" (2,23-24).

De la même façon Nicodème aborde celui qu'il appelle respectueusement "Rabbi" en parlant avec admiration des signes qu'il opère, mais il achoppe tout de suite à la parole de Jésus, ne pouvant accepter le retournement auquel elle l'invite. Il était venu "de nuit", ce qui peut aussi s'entendre "en venant de la nuit" vers la lumière qu'est le Christ lui-même ; mais n'ayant pas réussi à franchir le pas, il semble être comme happé de nouveau par les ténèbres : il disparaît curieusement de la scène sans que le texte ait jamais mentionné sa sortie ; à partir du v.9 on ne l'entend plus, à partir du v.11 ce n'est plus à lui que parle Jésus, mais à un groupe anonyme d'auditeurs ; il est permis de penser que là plus encore qu'ailleurs, c'est le Christ johannique qui s'adresse aux lecteurs que nous sommes.

Le premier verset de notre lecture rappelle le récit consigné dans le Livre des Nombres (21,4-9) : pendant la traversée du désert, le peuple dut affronter, en punition de son manque de foi, des serpents particulièrement venimeux, "et il mourut un grand nombre de gens en Israël", alors, sur l'ordre du Seigneur, Moïse fit faire un serpent d’airain " et il le fixa à une hampe ; et lorsqu'un serpent mordait un homme, celui-ci regardait le serpent d’airain et il avait la vie sauve." Mais l'évangéliste semble se souvenir de la relecture qu'avait faite de cet épisode l'auteur du Livre de la Sagesse : le serpent d’airain était "un  signe de salut" et "celui qui se tournait vers lui n'était pas sauvé par ce qu'il contemplait, mais par toi l'universel Sauveur... Et ni herbe ni pommade ne vint les soulager, mais ta Parole, Seigneur, elle qui guérit tout" (Sg 16, 6-12)  

Si le serpent d'airain, loin d'être un fétiche doté de quelque pouvoir magique, n'était qu'un signe de la Parole divine seule capable de sauver l'homme et de lui donner de vivre, alors la réalité qu'il signifiait n'est-elle pas présente désormais en la personne de Jésus, Parole de Dieu vivante et vivifiante ? 

Comme le serpent jadis, il doit être aussi "élevé" : Jean aime à jouer sur le double sens de ce verbe : Jésus sera "élevé" de terre  par ceux qui le clouerons sur la croix, mais il sera du même mouvement "élevé" au ciel par le Père qui le prendra dans sa gloire (cf. 8,28-30 ; 12, 32-34 ; 18,32)  : on peut dire que c'est la forme que prennent dans le Quatrième Évangile les "annonces de la Passion"  que nous rapportent Marc et Matthieu  (Mc 8,31 ; 9,31 ; 10,33-34). De même que les Hébreux en danger de mort recouvraient la santé s'ils se tournaient avec foi vers le serpent d’airain, ainsi maintenant quiconque regarde en vrai croyant le Fils de l'homme crucifié-ressuscité aura par lui, la vie, la vraie, celle que Jean, même quand il ne le précise pas comme il le fait ici, ne peut concevoir autrement qu'éternelle. 

Car telle est la volonté de Dieu dans son amour : il "a tant aimé le monde qu'il a donné le Fils unique". Ce verbe "donner" est d'une fréquence tout à fait remarquable sous la plume de notre évangéliste ; il a pour sujet le Père qui donne au Fils ses paroles  (12,49 ; 17,8) , ses œuvres ( 5,36 ; 17,4), tout ce que celui-ci lui demande (11,22), d'avoir la vie en lui-même (5,26) pour la donner à son tour (5,21 ; 17,2) ; il lui donne aussi ses disciples (6,37-39 ; 10,29 ; 17,2.6.9.24) ; quant au fils, il donne la parole du Père (17,8.14), le commandement nouveau (13,34), l'eau vive  (4,10-14), sa propre chair (6,51), sa paix (14,27).

Ici, ce don que Dieu a fait du Fils désigne en premier lieu sans doute l'incarnation, comme "l'envoi" dont parlera le verset suivant ; mais dans ce contexte où vient d'être évoquée la croix, il doit bien s'agir aussi de la passion  et de la mort. D'ailleurs l'expression "Fils unique" pourrait bien vouloir rappeler l'exemple d'Abraham qui n'hésitera pas à sacrifier Isaac, "son unique" (Gn 22, 2.12.16) ; c'est la même allusion qu'on trouve aussi  chez Paul : "Lui qui n'a pas épargné son propre Fils mais l'a livré pour nous tous, comment, avec son Fils, ne nous donnerait-il pas  tout ?" (Rm 8,32)

A noter que, pour Jean, l'homme n'a le choix qu'entre "périr" où "obtenir la vie".  Mais cette vie éternelle n'est pas seulement promise pour l'après-mort : c'est dès maintenant que le croyant peut en jouir : " celui qui croit à la  vie éternelle" (6,47)  ; " la vie  éternelle, c'est qu'ils te connaissent, toi le seul vrai Dieu et celui que tu as envoyé, Jésus Christ" (17,3).

A cette anticipation du thème du salut  et de la perdition, habituellement attaché au tableau de la fin des temps, correspond aussi chez Jean l'actualisation d'un autre motif qui appartient aux mêmes représentations finales : celui du jugement dernier. Certes Dieu n'a pas envoyé son Fils pour juger le monde (ou le condamner : le verbe grec a les deux sens), mais bien pour le sauver. Et pourtant Jésus est bien ce Fils de l'homme dont on imaginait qu'il viendrait, au dernier jour, pour exercer le jugement : sa venue  opère en effet une discrimination qui dès maintenant sépare les hommes en deux groupes selon qu'ils se prononcent pour ou contre lui. Tout au long de son récit l'évangéliste notera cette division que la seule présence de Jésus suffit à introduire  dans l'humanité : " C'est ainsi que la foule se divisa à son sujet" (7,43 ; cf. 9,16 ; 10,19).

Mais on se rend compte que cette actualisation du thème final du jugement  s'accompagne d'une réinterprétation de ce motif : ce n'est plus Dieu ou le Fils de l'homme, qui à la fin des temps viendra séparer les bons des méchants  ; c'est chaque homme qui dès maintenant se juge lui-même, se perd ou se sauve, par l'attitude qu'il prend à l'égard de Jésus ; à tel point que "Celui qui ne veut pas croire est déjà condamné". On peut rapprocher cette affirmation  de celle qu'on lit en Mc 16,16 : " Celui qui croira et sera baptisé sera sauvé, celui que ne croira pas sera condamné." C'est sans doute la même parole de Jésus qui aura été transmise sous deux formes différentes ; on remarquera que si foi et baptême sont liés pour le croyant, ce n'est pas l'absence de baptême mais le refus de croire qui conduit à la perdition ; d'une façon analogue  chez Jean, si celui qui n'a pas cru (le temps du verbe exprime une hostilité constante  et définitive) est déjà condamné, il n'est pourtant pas dit du croyant qu'il est déjà sauvé : il n'est jamais à l'abri d'un reniement, encore lui faut-il demeurer dans la foi. 

Cette perspective de jugement réalisé, ou du moins anticipé, n'empêche pas Jean de maintenir cependant le point de vue traditionnel selon lequel c'est à la fin des temps que le sort de chacun sera fixé  : "Celui qui mange ma chair et boit mon sang A la vie éternelle, et moi je le RESSUSCITERAI au dernier jour" (6,54)

Mais ici le thème du jugement déjà présent  se trouve repris au moyen d'une image chère au quatrième évangéliste : celle de la lumière et des ténèbres. "Le Verbe était la vraie lumière  qui, en venant dans le monde, illumine tout homme" (1,9). Mais la lumière, si elle a le pouvoir de dissiper les ténèbres, possède aussi celui de faire apparaître ce qui était caché ; ainsi la venue de Jésus peut-elle révéler en chaque homme les dispositions secrètes qui commandent sa vie : celui qui "fait le mal" fuira la lumière parce qu'elle le dérange ; celui qui "fait la vérité", c'est-à-dire qui se laisse prendre et conduire par le mouvement d'amour qui, venu du Père, nous atteint dans le Fils (c'est Jésus qui est la Vérité : cf 14,6), celui-là "vient à la lumière" et reconnaît dans la joie que ses œuvres sont celles de Dieu, comme le fait Jésus lui-même : " C'est le Père qui, demeurant en moi, accomplit ses propres œuvres" (14,10).       


Texte tiré de " Au fil de l'année l' Évangile, les dimanches de l'année B" de Jean Perron . Éditions du Cerf 1991. p 67 à 71.

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