Jésus s'oppose aux divers systèmes sociaux qui, à son époque, faisaient des exclus. Comme Dieu rempli de compassion pour son peuple opprimé en Égypte - J'ai vu la misère de mon peuple, dit-il à Moïse dans le Buisson-, il se solidarise avec tous les pauvres: il se rend proche des malades, fait leur place aux enfants à qui l'on ne donne pas la parole ou qu'on rabroue, attire l'attention sur le geste de la veuve indigente qui donne de son nécessaire. Dans les Béatitudes, il fait même des pauvres les premiers bénéficiaires du Royaume de Dieu. Bien plus, il s'identifie à eux: toute action en faveur de celui qui est nu, affamé, isolé, rejeté, rejoint directement le Fils de l'homme, comme l'affirme la parabole du Jugement dernier (Mt 25, 31-46).
Cela ne veut pas dire que Jésus limite ses solidarités à la seule catégorie sociale de ceux que nous appellerions aujourd'hui les défavorisés.Il fut reçu à la table de personnes influentes, compta parmi elles des sympathisants - pensons à Nicodème -, et fut enterré dans le tombeau d 'un homme riche devenu son ami, Joseph d'Arimathie. Loin de mépriser les riches, Jésus entend s'adresser aussi à eux pour en faire ses disciples (voir Mc 10, 17-23). Il sait aussi se montrer attentif à l'égard de ceux dont la vie se pervertit dans l'injustice du fait de l'argent, comme les publicains qui exploitaient souvent les gens en percevant les impôts (pensons à Zachée, Lc 19). Bref, Jésus refuse toute exclusion, y compris celle de l'hérésie, comme en témoignent ses rapports avec les Samaritains, car il reconnaît en tout homme un égal et un frère, puisqu'il est né du même Dieu Père.
L'ouverture de Jésus à tous ne l'empêche pas de prendre parti et d'une façon telle que cela inquiète les dirigeants qui redoutent son influence et le tiennent pour dangereux. Jésus ne préconise donc pas un universalisme douceâtre qui laisse tout faire ou conduit à la résignation devant l'état des choses. Prenant le parti des petits, il dénonce les systèmes qui oppriment, y compris celui d'une application rigoureuse et systématique de la Loi de Dieu. Jésus ne méprise pas cette Loi ; il en suit les prescriptions, participe aux célébrations du sabbat, fréquente le Temple, etc. Parce qu'il s'adresse à des communautés où vivent de nombreux judéo-chrétiens, Matthieu met particulièrement en valeur le respect de Jésus pour la sainte Torah. Ce que Jésus rejette c'est une pratique de la Loi qui refuse à certaines personnes toute possibilité d'entrer en relation avec Dieu dans le cadre de la vie religieuse d'Israël. En effet, certains légistes de l'époque accordent tellement d'importance à la pureté rituelle que beaucoup de personnes se trouvent exlues de la vie du peuple de Dieu ; du fait même de leurs occupations les plus quotidiennes, elles se trouvent en effet en contact avec des populations païennes, ce qui les rend religieusement impures si bien que les rigoristes les considèrent comme des "pécheurs" . Certains pharisiens se scandalisent de ce que Jésus mange avec ces gens, - ainsi après l'appel de Lévi, un publicain -, parce qu'ils estiment que ses fréquentations qui rendent impur manifestent de façon trop voyante une solidarité qui les choque.
La Loi est pour l'homme, non l'homme pour la Loi, et Jésus dénonce l'emprise d'un système religieux qui, dans certaines de ses déformations, peut faire oublier à qui il est destiné. C'est le cas dans l'épisode des vendeurs chassés du Temple (Mc 11, 15-19 et par.), c'est aussi l'un des messages de la parabole du bon Samaritain : dans la crainte de devenir impurs, les desservants du sanctuaire s'écartent du blessé, laissé pour mort au bord de la route (Lc 10, 1 30-32).
Bernard Rey - La discrétion de Dieu - Cerf 1997, pp.54-56