Pour que le détachement à l’égard du travail à entreprendre et à poursuivre ne conduise pas au désintérêt, pour que la certitude de n’avoir rien fait ne mène pas au désespoir, et que, heureuse ou malheureuse, l’issue nous trouve également paisibles, il nous faut agir dans et par l’Esprit, il faut que lui seul soit notre récompense.
Ce que notre Seigneur dit de l’aumône doit s’appliquer à toutes nos activités petites et grandes : « Pour toi, fais-tu l’aumône, que ta main gauche ignore ce que fait ta main droite, afin que ton aumône reste dans le secret ; et ton Père, qui voit dans le secret, te le revaudra » (Mt 6,3-4).
Non seulement nous ne devons pas agir pour être vus des autres, mais nous ne devons rien accomplir qui soit vu de nous-mêmes. Nous serons libres et passionnés à la fois lorsque notre regard ne reviendra plus sur nous, mais que, parti de l’Esprit qui nous suggère de commencer tel labeur, il ne considérera que le Seigneur, terme de toute entreprise.
Quand seule nous intéresse l’obéissance à Dieu et qu’il est seul à étancher notre soif, nous pouvons aisément nous dépenser pour qu’il soit notre unique salaire. Lorsqu’une entreprise a été commencée, parce que l’Esprit s’est uni à nous pour nous mouvoir, on peut l’achever sans retour sur soi, car on voit l’Esprit s’avancer pour nous combler de lui seul. Notre action devient alors transparente : l’Esprit se joint à notre esprit pour produire les fruits de l’Esprit.
Pour que ce vœu puisse se réaliser concrètement, il faut veiller sans cesse. Nous ne pouvons pas nous endormir sous prétexte que le Seigneur est tout-puissant et qu’il saura bien venir à bout des difficultés. Sans doute la Rédemption est-elle déjà parfaite en Jésus-Christ, mais il est venu parmi nous afin de nous faire entrer dans sa peine et dans son labeur. Rien ne peut donc s’accomplir si la liberté, suscitée par le Sauveur, ne répond à ses invitations et si, par son travail, elle n’entraîne pas l’univers dans l’obéissance au Père. Pour le chrétien, l’histoire est quelque chose de réel ; elle n’est pas un livre écrit dans le ciel une fois pour toutes et dont il faudrait laisser les mots s’inscrire sur la terre, de façon toujours identique. S’il faut veiller, c’est qu’il se passe réellement quelque chose ici-bas, c’est que chaque homme et l’humanité risquent vraiment de sombrer dans le mal et que la création est encore dans les douleurs de l’enfantement. Nous connaissons l’issue finale, mais la route reste dangereuse, et ceux qui ne veillent pas avec sagesse trouveront fermée la maison de l’Époux, lorsqu’ils viendront frapper à sa porte. L’action humaine revêt un sérieux incomparable parce que l’homme n’est pas considéré par le Créateur comme un esclave ou même seulement comme un serviteur, mais qu’il est un ami et un collaborateur indispensable. Par leur contact avec le Maître, les hommes sont devenus des dieux (cf. Jn 10,34) qui doivent coopérer à l’action divine ici-bas. Si les talents confiés ne sont pas des richesses qu’il serait facultatif de faire fructifier, c’est qu’elles sont le bien de Dieu et qu’il les remet entre nos mains pour qu’à travers leur transformation nous participions à sa puissance et même à sa nature.
Soulignant la nécessité de la vigilance, l’Évangile marque le prix absolu de chacun des instants où la liberté se trouve engagée. C’est dans le présent seul, en y agissant de toutes ses forces et de tout son pouvoir, que l’on peut rencontrer Dieu. Le Christ apparaît sous les traits d’un voleur intervenant à l’improviste, non parce qu’il cherche à nous dérouter ou qu’il souhaiterait surprendre, mais parce que sa venue est actuelle et que le moment où il se montre se suffit à lui-même, sa présence y étant totale.
Il ne sert de rien de l’avoir attendu et trouvé hier, car ce n’est plus lui que nous possédons aujourd’hui, mais le seul souvenir de son passage, qui est à notre mesure et risque de nous enfermer en nous-mêmes ; il faut recommencer à veiller pour qu’il s’approche à cette heure même.
Notre passé peut avoir un sens, puisqu’il facilite l’attitude de totale ouverture qui nous a valu de voir Dieu ; il ne saurait être un garant, comme si les dons antérieurs pouvaient nous servir d’otages et contraindre le Seigneur à se donner.
La vigilance délivre des passivités pour faire de l’être humain, et de toutes les réalités auxquelles il est lié, un pur jaillissement et une éternelle jeunesse. Par là même, ce sont les forces du mal qui sont vaincues, elles qui s’efforcent d’assoupir la liberté humaine et d’énerver son courage.
Se tourner vers l’avenir qui verra la réalisation plénière du Royaume, ce n’est donc pas oublier le présent pour rêver au jour prochain, c’est plutôt s’enfoncer dans l’actualité du monde pour permettre à Dieu de l’élever jusqu’à lui, descendre au cœur de la terre afin d’en délivrer les énergies, libérer l’univers de sa pesanteur pour que la grâce y apparaisse dans sa pureté. Ainsi, l’espérance chrétienne ne fuit pas vers un futur lointain, elle nous renvoie à une action présente, au sein de laquelle Dieu prononce la parole du salut et de la rencontre.
On voit dans quel sens il est possible de parler de combat spirituel. Il n’est pas question d’écraser l’ennemi, encore moins de le tuer, comme dans les batailles d’hommes, mais de permettre à Dieu de manifester sa gloire dans le monde en laissant la semence divine porter ses fruits. Résister à l’adversaire en ne mettant pas notre confiance en nous, mais en nous appuyant sur le rocher qu’est le Christ ; reculer devant l’ennemi, accepter les souffrances ou les humiliations par lesquelles il nous frappe, afin que nous soyons vidés de nous-mêmes et que l’Esprit d’amour puisse nous combler ; travailler en ce monde en attendant humblement que le Père mette un terme à son œuvre, ce sont là, dans le combat spirituel, les moyens de vaincre.
La merveille de l’avènement de Jésus-Christ, c’est qu’il a transmis aux hommes, ses créatures, les armes de Dieu. On voyait jadis Yahvé combattre et triompher avec sa fidélité, la jalousie de son amour, le salut et le zèle (cf. Is 50,17). Désormais, c’est nous qui combattons à sa place et qui établissons dans l’Esprit le Règne de son Fils, par une foi aussi durable que la fidélité de Dieu, par une charité aussi jalouse que son amour, et par une espérance du salut qui développera notre ferveur.
La foi, la charité et l’espérance sont les armes nécessaires et suffisantes du combat spirituel car elles symbolisent et réalisent la présence de Dieu dans toute notre action. Si les vertus théologales suffisent, c’est qu’elles remplissent le temps humain et la liberté humaine selon leurs trois dimensions : la foi est tournée vers le passé sur lequel elle s’appuie, la charité est l’éternelle présence de Dieu dans le présent, l’espérance est tendue vers l’avenir et vers la réalisation des promesses. Ces vertus sont nécessaires, car c’est par elles et elles seules que notre être spirituel est fondé en Dieu par la foi au Christ, par la charité qui vient de l’Esprit d’amour et par l’espérance qui attend l’heure fixée par le Père et connue de lui seul.
A suivre…
« Une initiation à la vie spirituelle » - François Roustang
DDB, coll Christus, 1961