En cette phase présente du combat spirituel, il ne s’agit plus seulement de reconnaître que nous sommes de la race d’Adam et de nous identifier à lui comme cause de tout le mal, selon la formule de sainte Catherine de Sienne, car c’est assumer un fait antérieur à nous, à notre nature historique ; il faut nous saisir dans notre liberté actuelle comme susceptibles de faire le mal, d’avancer consciemment et volontairement dans les ténèbres, de former le mensonge et l’hypocrisie, c’est-à-dire de nous rendre pareils à des démons.
Adam n’est point le contraire du Christ, puisque le Verbe a voulu prendre une chair semblable à celle du premier homme ; de même, se reconnaître participant du péché originel est, comme on l’a vu, le moyen de s’intégrer au genre humain afin d’entrer dans l’histoire de son salut. Il n’y a là, encore, que les prémices du véritable combat, dont l’essence réside dans la lutte absolue à l’intérieur de notre personne de l’esprit du mal et de l’esprit du bien. Lorsque nous comprenons que nous sommes capables de nous enfermer pour toujours et tout entier dans le reniement, notre liberté se trouve scindée en deux possibles, et la bataille a lieu, pour ainsi dire, en dehors de l’histoire, par-delà les situations successives que nous traversons, dans un domaine où les esprits s’affrontent à découvert. Entre le premier et le second Adam, il y a communication, même si, de l’un à l’autre, il y a retournement des perspectives ; entre Dieu et Mammon, entre le Christ et Bélial, il n’existe aucune similitude, et leur opposition ne peut conduire qu’à l’exclusion. La lutte à mort qui s’instaure en nos libertés est celle qui demeure entre l’homicide et le Vivant par excellence, et ce conflit se traduit en nous par l’affrontement de l’orgueil démoniaque qui veut tuer et de l’humilité évangélique, seule capable de recevoir la vie.
Plus notre personnalité grandit, dans la communication même des richesses divines, plus la tentation est grande en effet, de se tourner contre Dieu. Tant que nous sommes des enfants dans la vie spirituelle, nous avons un besoin constant de dépendance : nos révoltes ne sauraient durer longtemps. Poussés par ce désir de liberté qui ne trouve alors d’autre issue que dans la fuite, nous avons beau tenter de nous échapper, le désarroi ressenti lorsque nous nous sommes éloignés, nous oblige à revenir sur nos pas. C’est l’histoire du fils prodigue, c’est celle des femmes pécheresses, dont le cœur, même dans le péché commis par fougue ou par faiblesse, reste comme une terre meuble où la bonne semence peut toujours croître. Mais lorsque, à travers un lent progrès, notre vie et notre personne ont été soumises à notre lucidité et à notre vouloir, lorsque nous en avons acquis la maîtrise et que nous pouvons les mouvoir selon nos désirs, il arrive que nous soyons éblouis par le pouvoir confié à notre liberté et que, pris de vertige, nous voulions en user pour nous affirmer, nous seuls, comme n’ayant à dépendre de personne. Le péché n’est plus alors accompli à travers la séduction trompeuse du fruit défendu, mais il devient sans nul intermédiaire, le reniement satanique du Dieu qui nous sollicite. C’est le péché contre l’Esprit qui ne sera pas pardonné.
Marie de l’Incarnation nous raconte comment elle vécut un jour cette tentation prodigieuse, alors qu’elle était déjà très avancée dans les voies de Dieu : « Il me semblait que j’étais dans le paradis et dans la possession de la jouissance très familière de Dieu, qui me tenait dans ses embrassements. Mais cela se passait bientôt et servait à l’augmentation de ma croix, car je passais d’un abîme de lumière et d’amour en un abîme d’obscurité et de ténèbres douloureuses, me voyant plongée dans un enfer, qui portait en soi des tristesses et amertumes provenant d’une tentation de désespoir, qui était comme née dans ces ténèbres, sans que j’en connusse la cause, et je me fusse perdue dans cette tentation si, par une vertu secrète, la bonté de Dieu ne m’eût soutenue. J’étais parfois subitement arrêtée et me semblait que réellement je me voyais sur le bord de l’enfer et que, de la bouche de l’abîme, sortaient des flammes pour m’engloutir, et je sentais en moi une disposition qui me voulait porter de m’y précipiter, pour faire des plaisirs à Dieu, contre lequel cette disposition me portait de l’haïr. » (Marie de l’Incarnation, Écrits spirituels et historiques, DDB, Paris, 1930, II, p. 377-378) Au premier abord, pareille expérience, que l’on retrouve chez d’autres saints, demeure incompréhensible. Plus on s’approche de Dieu, plus les forces du mal devraient s’amenuiser. Or, c’est le contraire qui a lieu : notre personne disposant d’elle-même dans la soumission à Dieu, les esprits opposés qui s’affrontent apparaissent à visage découvert.
Cela n’est pas seulement vrai, d’ailleurs de chaque individu, mais de l’humanité tout entière. Le Père nous comble de ses largesses, mais au fur et à mesure qu’il nous enrichit, nous croyons davantage pouvoir nous passer de lui. Plus étranges et plus folles deviennent alors les entreprises humaines qui, bien qu’elles prétendent délivrer, aboutissent à l’esclavage. Il en sera ainsi tout au long des siècles futurs. Par l’entreprise même de Dieu qui rassemble, éclaire et permet d’accumuler les connaissances et les forces, la puissance de l’homme va croissant, en même temps que grandit le risque d’utiliser pour le mal ces bienfaits reçus. L’adage, selon lequel « la perversion du meilleur est pire », peut s’appliquer non seulement à chaque personne, mais à l’espèce humaine qui ne cesse de se perfectionner et dont la révolte contre Dieu risque de devenir plus monstrueuse, ouvrant toutefois dans le même temps la possibilité d’une soumission plus parfaite. Mystère de la liberté humaine que sa grandeur menace de faire sombrer !
A suivre…
« Une initiation à la vie spirituelle » - François Roustang
DDB, coll Christus, 1961