Lorsque l’homme a compris que Dieu n’était pas l’adversaire et cherchait seulement, par son triomphe, a retrouver le visage de son Fils, il ressent un immense désir d’imiter le Christ et d’entrer dans sa victoire. Il sait qu’il n’y a pas d’autre voie pour que la bénédiction de Dieu se répande dans sa vie et dans le monde, apportant la paix et la joie qui sont les signes indubitables de son Royaume.
Mais deux tentations se font jour : celle de confondre la victoire spirituelle avec la parfaite maîtrise de soi, celle de s’estimer déjà victorieux dans le Christ et de croire qu’une liberté totale à l’égard des choses créées est désormais possible.
Contemplant l’harmonie qui demeure en la personne de Jésus, même au plus fort du combat, nous pensons pouvoir accéder à une semblable réussite en prenant à la lettre la haine évangélique de soi. Ainsi naît périodiquement dans notre histoire, ou dans celle des communautés chrétiennes, l’aspiration à un ascétisme crispé qui semble être le chemin court de la sainteté. Nous croyons pouvoir prendre nous-mêmes l’initiative de notre perfection, la réduisant d’ailleurs à la maîtrise de nos instincts, et nous estimons, par devers nous, qu’elle dépend d’abord et essentiellement de notre volonté. Mais juguler la poussée de nos puissances vitales ou amenuiser nos forces au point d’atteindre à une sorte d’insensibilité est une caricature du triomphe spirituel.
Le Christ Jésus n’est pas venu pour régner sur des ruines, mais pour ordonner toutes les formes de la vie en les conduisant à leur terme. Si nous empruntons ce prétendu chemin court, nous risquons d’aboutir à un orgueil pharisien qui est bien l’antithèse de l’union à Dieu. Sans compter que nous nous imposons ainsi un fardeau qu’à la longue nous ne saurions porter, nous préparant des réveils d’autant plus violents et douloureux que ce sommeil artificiel aura duré plus longtemps.
Le christianisme n’est pas cette doctrine sévère qui s’insurge contre toutes les manifestations de la vitalité et qui voudrait enfermer l’homme dans une prison sordide. Pour établir son Royaume, le Père, loin de chercher l’écrasement ou la mort de sa créature, veut seulement qu’elle se convertisse tout entière à la victoire de son Fils.
Ce serait une erreur inverse d’estimer qu’il nous est déjà possible d’user indifféremment de toutes les choses de ce monde. Certes « ce n’est pas contre la chair et le sang que nous avons à lutter » (Eph 6,12), car le Christ est venu dans la chair et il s’est efforcé ensuite de la guérir avant de la ressusciter dans son corps. Mais cette transformation radicale est un terme encore inaccessible ; nous ne pourrons y accéder qu’à travers une lutte longue et pénible. Comme la vie humaine, la vie spirituelle suppose toujours une part de discipline et d’austérité, si bien qu’une recherche frénétique d’épanouissement, en réaction contre une religion larmoyante, risque de compromettre la plénitude souhaitée. Saint Paul nous avertissait déjà : « C’est à la liberté que vous êtes appelés. Seulement, ne faites pas de cette liberté un prétexte pour satisfaire la chair » (Gal 5,13). L’avidité avec laquelle nous nous tournons vers les richesses du monde, sous le prétexte qu’en elles-mêmes elles ne sont pas mauvaises, est bien faite pour user notre courage, énerver notre vigueur et nous rendre incapables de suivre le Christ.
La victoire spirituelle n’est à chercher ni dans une ascèse orgueilleuse ni dans une « liberté qui sert de voile à notre malice » (1 P 2,16), elle réside en la personne du Christ dont la maîtrise suprême est en même temps soumission de tout l’être au vouloir de son Père. Si, de toutes les choses et de tous les êtres, il apparaît également le maître et l’ami, c’est que rien ne lui résiste parce qu’il respecte tout et qu’il se trouve parfaitement accordé aux lois qui régissent les créatures qui ont été faites en lui. Dans ses paroles et dans ses gestes, il n’y a pas plus d’hésitation que de tension, d’impatience que de retenue altière, de brusquerie que de facilité. Avec l’aisance de « Dieu qui joue sur la surface de la terre » (Prov 8,31), il est présent tout ensemble aux extrémités de l’univers humain et, comme la Sagesse, « il traverse tout et pénètre tout » (Sg 7,24). C’est bien sûr lui que nous devons prendre modèle, mais en nous souvenant qu’il est vainqueur, par ce que tout lui est subordonné et parce qu’il ordonne tout à la gloire de son Père.
La véritable ascèse est celle qui tend à retrouver en chaque homme et en l’humanité tout entière l’ordre divin établi dans le Verbe, au sein de la Création, et rétabli par le Verbe qui est mort et ressuscité. Dans la mesure où chaque élément de ce monde, ou de notre personne, trouve sa place, accepte de remplir le rôle qui lui est assigné et non pas celui qu’il choisit, l’harmonie se fait ou se refait dans l’univers. Il ne s’agit pas de travailler à un ordre imaginé par l’homme en mal de tranquillité ou de logique, mais de situer désirs, sentiments, pensées, affections dans l’obéissance à celui qui est notre Maître et Seigneur et qui ne peut communiquer sa victoire à nul chaos.
Quant à l’authentique liberté, elle prend sa source dans l’absolu oubli de soi, dans l’exacte haine évangélique de soi qui nous empêche de nous suffire et qui recrée tout l’homme, esprit, âme et chair, par la relation à Dieu. La liberté s’identifie à l’amour qui, n’ayant plus à soi que l’extrême pauvreté, peut avec une égale facilité prendre et donner, attendre ou avancer sans peur, se taire, puis élever la voix. Pour le Christ, toutes les actions accèdent à la même plénitude de signification : il importe peu qu’elles soient publiques ou secrètes, faciles ou pénibles, infimes ou grandioses.
Mais en tout cela nous parlons de victoire et non plus de combat. Nous risquons d’oublier que, pour nous, l’harmonie totale et la liberté sans entrave constituent un achèvement encore lointain et qu’il n’est pas possible d’y tendre sans déceler ce mal qui nous empêche sans cesse d’avancer, sans découvrir celui qui nous barre la route. Qui est donc notre adversaire ?
Notre Seigneur le définit dans l’Évangile par les termes d’« homicide dès le commencement » et de « père du mensonge » (Jn 8,44). Son but est de tuer, sa méthode est de tromper. Il nous égare en faisant croire que nous sommes justes et que nous n’avons besoin de nul autre pour pratiquer la justice de la loi ; il suggère que nous ne sommes pas malades et que nous n’avons pas besoin de médecin. Nous sommes victimes de Satan chaque fois que nous pensons être fidèle à Dieu et lui obéir comme il convient, chaque fois que nous estimons que le bien est comme installé en nous.
La même équivoque et le même trompe-l’œil sont présents tout au long de nos vies, et c’est pourquoi nous avons bien du mal à comprendre que le péché par excellence est celui du pharisien qui, avec sa bonne conscience, fait le contraire de ce qu’il prétendait : en voulant respecter Dieu, il finit par le tuer. L’astuce de Satan consiste précisément à faire de nous des pécheurs sous l’apparence de la justice. Il utilise les lois portées par Dieu ; cependant il obtient de nous que nous nous y soumettions, non par la force de Dieu, mais par notre volonté propre. Nous nous coupons de la source de vie, en affirmant toutefois que seule nous intéresse l’obéissance aux commandements.
Ce mensonge, dont Satan est le père, se trouve à l’œuvre bien souvent à notre insu. À tous les niveaux de notre existence, nous investissons une part considérable de nos forces en vue de nous justifier à nos yeux, car nous ne voulons pas attendre d’un autre la justification. Ce que faisant d’ailleurs nous n’avons pas conscience de reproduire ce péché d’hypocrisie qui est le levain des pharisiens. Nos imaginations peignent aisément ceux-ci sous les traits des ennemis du Christ, alors qu’ils sont comme nous des gens honnêtes, qui se soumettent aux lois de leurs ancêtres, et que le zèle de Dieu, comme nous peut-être, les dévore. Saul de Tarse qui persécutait Jésus était un fidèle de la loi, guère plus intransigeant que ceux qui traitèrent l’envoyé du Père de « Samaritain et de possédé » (Jn 8,48).
Si, à l’inverse, Jésus guérit en Galilée ceux qui souffrent de cécité, c’est en vue de signifier que nous sommes tous aveugles de naissance et que nous avons besoin de lui, pour que les écailles tombent de nos yeux. Tout le drame évangélique tourne autour de ce double fait : à force de se mentir à eux-mêmes, ceux qui croient voir sont aveugles ; ceux qui avouent leur cécité perçoivent la lumière divine. « Si vous étiez aveugles, vous n’auriez point de péché ; mais puisque vous dîtes : nous voyons, alors votre péché demeure » (Jn 9,41). C’est-à-dire, si vous admettiez que vous êtes aveugle et trompés par Satan, il y aurait espoir de vous sortir des ténèbres, mais puisque vous ne vous en apercevez pas, puisque vous refusez de vous en apercevoir, je ne puis pas vous manifester la lumière.
Le combat spirituel est résumé ici dans sa paradoxale simplicité : le juste est pécheur, ennemi de Dieu et bientôt homicide, il s’aveugle par sa bonne conscience, sa bonne volonté, et même son dévouement pour la bonne cause ; le pécheur sera justifié, car il admet être aveugle et pécheur, il élève les mains vers celui qui vient et il sait qu’il n’a rien d’autre à faire que de l’attendre avec patience et respect. « Si nous reconnaissons nos péchés, il est fidèle et juste ; il nous pardonnera nos péchés et nous purifiera de toute iniquité. Si nous prétendons ne pas avoir péché, nous faisons de lui un menteur, et sa parole n’est pas en nous » (1 Jn 1,9-10). Mais il faut se garder de croire qu’il y a d’une part ceux qui s’enferment dans leur justice et d’autre part ceux qui avouent leur péché : en chaque chrétien ces deux termes s’affrontent ; et le combat réside dans le fait que notre liberté est incapable de se fixer et que la menace d’une perversion subsiste toujours en elle. Car, si la reconnaissance du péché nous obtient la grâce, nous pouvons l’accaparer comme notre bien et nous retrouver ainsi dans la situation de celui qui pense avoir accédé par lui-même à la sainteté.
On comprend, dès lors, le sens des armes évangéliques de pauvreté et d’humilité. Le riche qui sera rejeté les mains vides, c’est celui que sa propre justice remplit sans sauver, celui qui amasse des biens où il met son cœur, et qui, par le fait même, s’installe dans le mensonge. Au contraire, le pauvre se demande en quoi il est aveugle, en quoi il se ment à lui-même, où réside l’hypocrisie de ses pensées, de son vouloir et de ses gestes. Il va même plus loin (et, au lieu de demeurer dans les autres troubles de la mauvaise conscience qui s’empoisonne elle-même, ces jugements sur lui-même lui apportent une paix souveraine) : avec une clairvoyance toujours en éveil, il estime qu’il est aveugle, que le mensonge est en lui, qu’il est un obstacle à Dieu, que c’est lui le véritable adversaire. Pour entrer dans la victoire du Christ, il faut commencer par pénétrer, au sein de la liberté, jusqu’à la découverte de l’orgueil pharisien capable de renier Dieu et de le tuer.
A suivre…
« Une initiation à la vie spirituelle » - François Roustang
DDB, coll Christus, 1961