En vertu de la liberté réelle dont il jouit, l’homme peut se servir des dons de Dieu sans tenir compte de celui-ci. Mais, pétries à nouveau selon des projets orgueilleux, les choses de ce monde demeurent des créatures. Des lois immuables, qui se réfèrent au Créateur, sont inscrites en elles, et on ne saurait mépriser indéfiniment leur destination sans les détruire et sans que cette destruction atteigne l’homme qui en est l’auteur. Nous pouvons quelque temps nous mouvoir dans le monde en ignorant Dieu, mais, un jour, nous serons obligés de le reconnaître, lorsque les choses se révolteront contre nous. Voyant l’hostilité des créatures à notre égard, nous estimons que le Créateur est pour nous un ennemi, alors que c’est nous qui avons manqué d’intelligence et qui n’avons point voulu demander au Donateur comment il fallait se servir de ses dons.
Si la lutte est inévitable pour l’homme qui veut fuir Dieu, elle l’est tout autant, quoique dans un autre sens, pour celui qui s’efforce de se rapprocher de son Maître et Seigneur, et de lui être fidèle. Sous prétexte de ne pas risquer de prendre Dieu à partie et d’entrer en conflit avec lui, parce que les choses qu’il a faites nous meurtrissent, nous serions tentés de réduire au strict minimum notre contact avec la création. Incapables de maîtriser ce chaos et de découvrir les lois qui pourraient le régénérer, nous pensons qu’il vaut mieux nous retirer au désert et entretenir seul à seul avec Dieu un dialogue paisible.
Mais il est bon de rencontrer l’hostilité des choses et des êtres. En prétendant éviter que ses actes deviennent l’occasion d’un débat, l’homme cherche à fuir le regard de Dieu, pour n’avoir pas à renoncer au petit univers, lieu de ses ébats. Il ne veut pas risquer de voir mises en question ses inconsistantes certitudes, lorsqu’elles seront confrontées aux misères qui surgissent de partout. Finalement il a peur d’affronter Dieu, car il pressent qu’il se verra contraint de changer ses manières de voir et de faire.
Lutter avec Dieu, au contraire, parce qu’on lui demande les raisons du mal environnant, c’est se placer dans la vérité, c’est partir de sa condition et des blessures qui l’atteignent, afin que notre Seigneur montre en elles sa puissance et donne la force de les porter. Ce ne sont pas les consolateurs qui sont les plus proches du cœur de Dieu, c’est Job lui-même, s’obstinant à disputer avec son Créateur, parce qu’il a placé en lui toute sa confiance.
Bien souvent nous estimons que le dialogue avec Dieu doit se situer dans un havre serein, insensible aux remous de ce monde, et nous attendons qu’ils cessent dans nos vies, ou dans nos âmes, pour nous approcher de lui. Mais, en agissant de la sorte, nous risquons de placer sous le signe de l’irréel une relation qui doit prendre son point de départ dans ce que nous sommes et dans les problèmes qui sont les nôtres. Pour que le Seigneur puisse nous guérir, il faut nous présenter à lui avec nos angoisses et nos questions.
Interroger Dieu au sujet de ce qui nous trouble, non pour rejeter la faute sur lui, car nous savons qu’il est sans tache, mais pour être éclairés et soutenus, c’est bien là honorer le Créateur. Se taire pour éviter que le ton de notre conversation n’en vienne à s’élever, serait prouver que nous signons sans sourciller l’échec de Dieu, que la création et notre propre existence ne l’intéressent pas ou qu’elles sont même si abîmées qu’il est impossible de leur porter remède. Quand on questionne le Très-haut, fût-ce avec véhémence, on manifeste au contraire que l’espérance est intacte ; on prétend que nulle peine, même si elle paraît intolérable, n’est susceptible d’éloigner de Dieu et d’empêcher de lui parler ; on affirme qu’il possède la clé de l’énigme dans laquelle on se débat et qu’il saura la transmettre à l’heure qu’il voudra. Ce combat est celui du croyant qui veut s’appuyer sur Dieu seul et qui souhaite obtenir de son Seigneur qu’il vienne à lui pour supprimer le mal.
L’un des fruits les plus précieux de la lutte avec Dieu, c’est que, à sa faveur, la personnalité s’unifie peu à peu. Si l’on cherchait à éviter les questions difficiles pour se présenter sous son plus beau jour, on maintiendrait en soi les divisions qui font obstacle au progrès : en certains secteurs, Dieu aurait le droit d’intervenir, tandis que d’autres seraient réservés, où son action ne pourrait pénétrer. Mais si l’on accepte le combat, toutes les forces vives vont être mobilisées, tous les éléments qui constituent la personne sont jetés dans la bataille. C’est alors tout l’être qui, tel qu’il est, sans mensonge ni faux-fuyant, entrera dans le dialogue avec Dieu. De cette manière, un pas décisif sera fait sur le chemin du triomphe de notre Sauveur, car il ne peut nous délivrer que par nous, il ne peut accorder sa grâce qu’à une liberté capable de le reconnaître et de s’engager lorsqu’elle aura perçu la voie qui est à suivre.
Si Dieu semble se communiquer si peu, c’est qu’il trouve en nous des interlocuteurs déliquescents qui vont et viennent sans résolution ni but. Dans la mesure, au contraire, où l’on ne cesse pas de disputer avec Dieu, on lui permet, comme par avance, d’agir librement et d’apporter lui-même des solutions aux problèmes cruciaux. Il prend alors l’initiative et obtient la soumission, souhaitée en vain si longtemps.
Sans se lasser, et, nous semble-t-il, sans ménagement, il cherche ce point secret à partir duquel il va pouvoir recréer sans détruire. Parce qu’il ne peut nous maîtriser facilement, comme Jacob au passage du torrent (cf. Gen 32,26), il nous frappe à l’emboîture de la hanche, tandis que nous combattons avec lui. Il nous blesse à cette jointure de l’être que nous voulions préserver à tout prix. Nous serions capables de tout donner pour que ce désir ne se heurte plus à un enclos interdit, pour que telle humiliation insoutenable nous soit évitée, pour que demeurent intacts telle amitié ou tel amour. Or, justement, Dieu semble et réclamer l’acceptation de cet événement, de cet écrasement ou de cette rupture. La lumière de son amour se concentre là où précisément nous voulions éviter d’être conduits. À cause de cette chose insignifiante qui nous est imposée qui nous manque, notre destin, tout entier, chavire. Nous étions encore attachés à nous-mêmes par ce fil invisible que nul œil humain ne pouvait voir ; et voilà que Dieu vient le rompre. En apparence peut-être, rien n’est changé, mais tout se passe comme si l’on nous avait arraché le cœur et comme si le goût de toutes les choses du monde disparaissait. Nous pouvons être comblés de tout, il y manque ce pour quoi nous aurions été capables de tout abandonner. Ainsi au fort de la lutte, sans presque nous toucher, notre Seigneur abolit l’univers antérieur qui ne peut plus avoir pour nous aucune solidité.
Dans l’un de ses poèmes, sainte Thérèse d’Avila suggère ce travail souterrain de désappropriation qu’un mystérieux adversaire entreprend sans relâche, frappant et guérissant dans le même geste, car si Dieu nous enlève quelque chose, c’est pour se donner tout entier :
O Beauté qui surpasse
Toutes les beautés !
Sans blesser tu fais mal,
Et sans faire mal tu défais
L’amour des créatures.
Comme, à cette heure, nous n’avons plus rien à perdre, nous voulons saisir Dieu pendant que la lutte dure encore et, avant l’aurore, le contraindre à nous bénir (cf. Gen 32,27). Qu’il se donne à nous enfin, puisqu’il ne veut plus que nous nous attachions à rien d’autre. Mais, s’il a pu nous atteindre dans les profondeurs et toucher cette fibre secrète, c’est qu’à notre insu déjà il était présent et agissant. Il se laisse donc arracher facilement cette bénédiction que ses mains toujours prêtes à s’ouvrir cherchaient à nous accorder. Ainsi sa victoire en nous, qui consistait à se faire reconnaître en ses dons et à nous interdire de nous complaire en un seul d’entre eux sans référence à lui, s’achève-t-elle par notre triomphe, puisque, de largesses en largesses, nous l’avons conduit à se donner à nous et que, en l’obligeant par nos misères à nous octroyer toujours davantage, nous l’avons finalement attiré lui-même.
Il cherchait à nous ramener dans notre fuite, mais c’est nous qui, au terme de sa course, l’avons capturé. En ce combat spirituel qui n’est encore ici que dans sa première phase, vainqueur et vaincu se rejoignent. Dieu ne pouvait chercher à obtenir de nous une dépendance d’esclave, il voulait nous placer dans la liberté de ses enfants pour faire de nous, à l’image de son Fils, de vrais serviteurs luttant pour l’établissement de son Royaume. Pour cela il devait donner à l’homme ce pouvoir qu’ont sur Dieu ceux qui ne cherchent plus que Dieu. Lorsqu’elle s’écrie : « Je ne te lâcherai pas que tu ne m’aies bénie », la créature ne manque pas de respect à son Maître et Seigneur, elle ne fait qu’exprimer le légitime désir d’un fils. À l’heure où le Verbe, trouvant la place purifiée et libre, peut enfin naître en nous, il est exaucé par son Père en tout ce qu’il demande pour nous.
A suivre…
« Une initiation à la vie spirituelle » - François Roustang
DDB, coll Christus, 1961