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13. Première mission en Judée selon l’Evangile de Jean (suite)

Le lendemain, comme il voit Jésus qui vient vers lui, Jean déclare : « Tenez, voici l’Agneau de Dieu, celui qui ôte le péché du monde. C’est Celui à propos de quoi j’ai dit :

      Derrière moi vient Quelqu’un

      qui a passé au-dessus de moi

      parce qu’avant moi il existait.

Même moi, je ne le connaissais pas. Mais c’est cependant pour qu’il fût manifesté à Israël que je suis venu, moi, administrer un baptême d’eau ; oui, c’est pour cela. » 

Là-dessus, il rendit ce témoignage : « Oui, j’ai parfaitement vu l’Esprit descendre du ciel comme une colombe, et il est demeuré sur lui. Je vous dis : Même moi, je ne le connaissais pas. Mais Celui qui m’a envoyé donner le baptême d’eau, Celui-là m’a dit : Celui sur qui tu auras vu l’Esprit descendre et demeurer, c’est lui qui baptise dans l’Esprit Saint. - Voilà bien ce que j’ai vu. Aussi je suis tout à fait en mesure de témoigner que Celui-ci est l’élu de Dieu. » (Jn 1,29- 34).

 

 

 

La scène se passe au même endroit que la précédente, mais dans une tout autre atmosphère, devant une assistance beaucoup plus sympathique, qui est sans doute composée, en majorité, des disciples. Le lendemain du jour où il en a fini avec la délégation de Jérusalem, Jean a la surprise d’apercevoir Jésus parmi la foule. Il ne l’avait probablement plus vu depuis quarante jours, et peut-être ne savait-il pas ce que Jésus était devenu. S’il avait été étonné de sa brusque disparition, il ne l’est pas moins de le voir réapparaître aussi soudainement. Rien, dans le texte, ne signifie que Jésus cherche à rentrer en contact avec Jean. Il est là, simplement, modestement, parmi tout le monde ; il écoute le sermon, il prend part à la prière.

Cette présence, aussitôt qu’elle est aperçue par le précurseur, suffit à donner à celui-ci une joie très vive. Il dira plus tard qu’il s’est réjoui comme peut le faire l’ami de l’époux, un jour de noces, lorsqu’il entend la voix de l’époux (Jn 3,29). Jean est dans une sorte d’enivrement de revoir de ses yeux celui que maintenant il sait être « le Fils de Dieu » et dans toute la force du terme «l’Élu de Dieu ». Cela donne à son langage un accent tout ému dont l’Évangile a réussi à garder l’écho. Les critiques font observer qu’il y a, dans ce passage, comme du désordre et de la répétition. Mais n’est-ce pas plutôt l’indice de l’émotion éprouvée par Jean ? Il ne se sent plus de joie. Un grand souffle d’inspiration s’empare de lui et le transporte ; une vive illumination lui envahit l’esprit. Il lui vient des mots nouveaux et véritablement inspirés, par exemple ce beau vocable de l’Agneau de Dieu, dont nous allons essayer de pénétrer le sens.

Jean est dans son rôle de précurseur comme il ne l’a encore jamais été. Il a le bonheur de pouvoir montrer du doigt Celui dont il a maintes fois annoncé la prochaine venue, chanté la grandeur et même la préexistence. C’est un homme en vérité, qu’il voit s’introduire dans son auditoire et se glisser dans son sillage ; c’est quelqu’un en apparence comme tous les autres, qu’il indique du regard et de la main ; c’est la présence humaine de Jésus qu’il a devant lui. Il faut bien qu’il le désigne humainement : Il vient derrière moi, vous ai-je dit, « un homme ». Dans le texte, il y a pourtant le mot noble anèr et non pas seulement anthropos, comme si l’on disait un grand personnage, quelqu’un de marque, ou tout simplement, avec la majuscule, « Quelqu’un ».

Jean rappelle à ses disciples qu’il a toujours eu soin d’attribuer à celui-ci une grandeur surhumaine. Je vous l’ai toujours dit, fait-il, c’est Quelqu’un qui se trouve situé bien avant moi, bien au-dessus de moi, littéralement : Parce qu’il était bon premier par rapport à moi. L’imparfait du verbe être est à la fin de la phrase, au point culminant de la pensée ; il faut le prendre dans toute sa vigueur ; ce qui fait de cette parole de Jean une nouvelle proclamation de la préexistence mystérieuse de Jésus.

Aussitôt qu’il a rappelé cela si magnifiquement, le précurseur s’en va se définissant, s’humiliant, et presque se contredisant. Pour moi, dit-il pauvre que je suis, je ne le connaissais même pas, j’étais comme vous, je n’avais pas conscience qu’il fût si grand ; et, cependant, c’est pour qu’il vous fût manifesté que je suis venu, moi chétif, vous administrer mon baptême d’eau, qui n’est pas grand-chose, mais qui en prépare un autre. Jean continue ses confidences avec ce mélange admirable de rapetissement et de grandeur : j’ai fait ce que j’ai pu, avoue-t-il, j’ai fait ce que m’a inspiré Celui qui m’a envoyé. Il n’ose pas dire que c’est Yahvé, mais il le pense bien. Et Celui-là qui l’a envoyé, l’a bien aidé dans sa mission, et bien récompensé de sa fidélité. Jean se répète, et, s’il est permis de le dire, il rabâche, mais pas plus qu’on ne fait lorsqu’on est très ému et qu’on a beaucoup de joie.

Celui qui m’a envoyé administrer ce froid baptême d’eau, Celui-là m’a dit : lorsqu’à ton baptême d’eau tu verras l’Esprit descendre sur quelqu’un, descendre et demeurer, eh bien ! tu sauras que c’est lui qui vient donner le baptême du Saint-Esprit. Or, je puis affirmer, conclut Jean, que j’ai parfaitement vu l’Esprit descendre, descendre et demeurer ; c’est pourquoi je suis parfaitement en mesure de témoigner que Celui-ci, que je vous montre, est bien l’Élu de Dieu.

Comme le portent d’autres manuscrits, Jean aurait dit de Jésus : c’est bien Lui qui est le Fils de Dieu.

Que ce soit l’Élu, ou que ce soit le Fils, les deux titres ont à cet endroit un sens élevé. Le quatrième Évangile atteste par-là que le précurseur a connu très profondément le mystère de Jésus, et qu’il a reçu d’importantes révélations sur l’élection du Christ de Dieu et son éminente qualité de Fils de Dieu. Pourtant, Jésus lui-même n’avait rien dit ni rien fait, auprès de Jean-Baptiste, qui pût motiver d’aussi hautes déclarations : il revendiquera comme étant d’un ordre à part et ayant une valeur propre le témoignage de son précurseur. Jean-Baptiste proclame distinctement d’où lui est venue la révélation et à quelle occasion elle a été, pour lui, dans un plein éclat ; du même coup, il se présente comme étant le véritable introducteur du Messie. Et, s’il est vrai que ce Messie doive rester caché jusqu’à ce qu’Élie vienne le dévoiler, dans cette affaire Jean s’attribue devant ses amis le rôle d’Élie.

Ainsi se trouve confirmée par le dernier évangile l’importance donnée par les trois premiers à la théophanie qui s’est produite au baptême de Jésus. Ce n’est pas que cette théophanie ait le caractère d’un sacre, pas plus ici que dans les synoptiques. Le Logos de Dieu, lorsqu’il se fait chair comme le dit l’évangile de Jean (Jn 1,14) n’est pas quelqu’un qui ait besoin d’un sacre : Il est Oint de Dieu par cela même qu’il est le Fils de Dieu. C’est peut-être pour s’épargner à ce sujet la moindre équivoque que Jean n’a pas écrit jusqu’à présent le terme de Christ ou Messie, qui veut dire Oint, Sacré ; il l’estime sans doute trop au-dessous du mystère de Jésus et de la dignité personnelle du Verbe incarné.

L’évangéliste a même pris soin de ne pas mettre ce terme dans la bouche du précurseur. Les signes donnés à celui-ci pour reconnaître la haute qualité messianique de Jésus-Christ sont la descente et la demeure de l’Esprit. De tels signes à la pensée de Jean-Baptiste sont en conformité avec des annonces prophétiques qu’il a dû lire et méditer souvent dans Isaïe :

   Voici mon serviteur que je soutiens,

   mon Élu, en qui mon âme se complaît ;

   j’ai mis mon esprit sur lui…

   Sur lui reposera l’Esprit de Yahvé… (Is 11,2 ; 42,1 ; 61,1)

Ces textes, tout seuls, ne disent d’ailleurs pas explicitement que le Messie doive être Dieu, ni que la nature humaine se joigne en Lui à la nature divine. Ils ont plutôt le sens d’une grande impulsion donnée par Dieu à son Élu, en vue d’une grande mission. C’est bien dans ce sens-là que Jésus a reçu lui-même les signes qui ont été faits lors de son baptême. Il les a pris, non comme un sacrement qui lui eût donné ce qu’il n’avait pas, mais comme le signal pour entrer en action. C’est ce qui se dégage nettement de l’évangile de Jean ; et les synoptiques n’ont assurément pas voulu dire autre chose.

L’appellation d’Agneau de Dieu est celle qui, dans ces jours-là, paraît avoir été entre toutes la préférée du précurseur. C’est elle qu’il emploie lorsqu’il aperçoit Jésus dans la foule et qu’il le désigne du doigt (Jn 1,30.36). Il n’est pas douteux que ce ne soit pour lui une image très parlante. Quel sens y attache-t-il ?

D’abord, certainement, un sens de contraste dans la grandeur. En voyant Jésus mêlé à cette foule d’hommes, Jean est frappé de la différence qu’il y a entre eux et cet Élu. Ce sont des pécheurs ; c’est même à ce titre que le prophète les attire et qu’ils sont là : ils viennent à son prêche pour se repentir, et à son baptême pour se confesser. Et voilà qu’au milieu d’eux vient se planter Quelqu’un qui est l’innocence même, Quelqu’un qui est absolument sans péché et qui porte en lui la pureté de Dieu. L’agneau, dans un pays de pasteurs, est l’espérance du troupeau, le petit animal doux et pur, facile à élever, cher à son Maître, et dont on fait ce qu’on veut. L’Agneau de Dieu est le symbole d’une innocence toute divine et d’une entière soumission aux ordres de Dieu. Voyez-le, l’Agneau de Dieu, dit Jean d’un ton pénétré. Il y a une opposition entre lui qui, seul, n’est que pureté, et la masse des hommes qui, toute, n’est que péché.

Le prophète voit de plus que ce prototype d’innocence possède en soi la puissance de renouveler ce monde de péché : Jésus ne vient pas pour s’avouer pécheur ni pour confesser le péché ; il vient pour l’enlever. Cette vision d’un monde mauvais, remis par Dieu dans l’innocence, était familière à la pensée juive. Les bons Israélites l’avaient dans l’esprit ; il était tout naturel qu’elle fût dans celui de Jean. Cette vue s’accorde fort bien avec ce rôle qu’il a attribué au Messie, d’avoir le van à la main pour nettoyer l’aire du monde et distinguer le bon grain d’avec le mauvais (Mc 3,12 ; Lc 3,17) ; Jean sera impatient de voir Jésus remplir ce rôle (Mt 11,2-3 ; Lc 7,18- 19). Le précurseur est plus renseigné sur la Personne qu’il ne l’est sur la Mission du Messie et sur ce que les évangiles appelleront plus loin « les Œuvres du Christ ». Il voit plus le Christ en grandeur qu’il ne le devine engagé dans les luttes et les humiliations.

Il n’est donc pas sûr du tout que la célèbre expression d’Agneau de Dieu doive être prise au sens d’un sacrifice expiatoire, du moins dans la pensée même de Jean-Baptiste. Enlever de ce monde le péché, ce n’est pas nécessairement se charger soi-même de l’expier. Le précurseur semble situer le Christ beaucoup plus dans la domination que dans l’expiation. Le fameux texte d’Isaïe sur le Serviteur de Yahvé, qui est « comme un agneau qu’on mène à la tuerie » et qui « lui-même a porté la faute de beaucoup » (Is 53,7. 12), est devenu très saisissant pour les disciples qui ont vu Jésus souffrir et mourir ; mais l’était-il autant pour le précurseur ? On dit que Jean avait eu sous les yeux dans le Temple les sacrifices d’agneaux deux fois par jour. Mais cette offrande biquotidienne n’avait pas le sens d’une expiation. Quant à l’agneau pascal, il n’est pas, non plus, dans un rapport direct avec le péché : il évoque l’alliance, la délivrance, plus que l’expiation ; et cela, chose curieuse, même lorsqu’il est identifié avec le Christ crucifié. Car ce qui frappera Jean l’évangéliste, c’est que Jésus soit sur la croix comme l’agneau dont on n’a pas brisé les os (cf. Jn 19,36). Et lorsque l’apôtre Paul dit que le Christ s’est fait « notre pâque », il a dans l’idée le rite du pain nouveau autant que celui de l’agneau immolé (1 Cor 5, 7).

Il se peut néanmoins que cette désignation de l’Agneau par le précurseur ait attiré l’attention des disciples et les ait aidés ensuite à comprendre le Messie souffrant, en les amenant à le considérer à la manière d’Isaïe, sous l’image de l’Agneau offert à l’expiation et immolé à cette fin. C’est en effet comme tel que le Christ est présenté par Pierre dans un passage de sa première Épître (1 P 1,19), et par Jean vingt-neuf fois au cours de son Apocalypse (Ap 5, 6-14 ; 13,8 ; 15,3-4, etc.). Jean l’apôtre et l’évangéliste a bien été, comme nous allons le voir bientôt, un disciple de Jean le précurseur et le baptiste ; mais il verra beaucoup de choses que n’aura pas vues celui-ci. Il n’est donc pas extraordinaire qu’il puisse donner à un même titre, appliqué à Jésus-Christ, une autre tournure et une autre signification.

Par les informations si intéressantes qu’il vient de nous fournir sur la personne et sur les différents témoignages du précurseur, nous pouvons déjà nous rendre compte que le dernier évangéliste a dû vivre dans l’intimité du prophète. Ce qu’il ajoute aux synoptiques n’est pas une fiction littéraire en vue d’imposer une idée ; c’est quelque chose qui a toute la force et la précision de souvenirs personnels.

D’après les synoptiques, le précurseur annonce le Messie ; mais il ne le montre pourtant pas de la main, comme il le fait d’après le dernier évangile. D’après les synoptiques, il ne dit pas non plus aussi distinctement quel est ce Christ, encore qu’on voit bien qu’il reconnaît la grandeur du personnage puisqu’il fait des difficultés pour le baptiser (Mt 3,14). Jean l’évangéliste mène donc les choses plus loin ; il raconte, en bon disciple qu’il était du précurseur, ce que celui-ci a fait, ce qu’il a dit, dans l’intimité. En rapportant fidèlement les propos de celui qui fut son premier maître, l’évangéliste ne dit pas qu’ils aient été clamés à tout venant, Jean-Baptiste ne dévoilait pas à n’importe qui sa pensée. Il réservait les indications les plus élevées pour ceux de ses disciples qu’il voyait les plus avancés par les dispositions du cœur et les lumières de l’esprit.

Il y en eut qui acceptèrent de mauvaise grâce l’importance que Jean attribuait à Jésus ; ils en prirent ombrage et en firent grief à leur maître (cf. Jn 3,26). Il fallait que le précurseur apportât à la divulgation du mystère du Christ une discrétion semblable à celle dont fera preuve Jésus lui-même. En sa partie la plus haute, le témoignage de Jean sur la Personne du Messie n’avait pas à être éclatant ni trop public. Il convenait, au contraire, qu’il fût retenu et mesuré, et qu’il ne fût distribué qu’à bon escient, comme le sera, par exemple, le témoignage des disciples sur la Résurrection.

Ce sont là, dans le mystère, des révélations communiquées à ceux qui peuvent les porter. Il est probable que, dans l’entourage du précurseur, tous ceux qui ont eu la faveur de recevoir de Jean les communications les plus intimes ont eu aussi la grâce de passer à l’école de Jésus. Le nouvel Élie s’est dépouillé de ses plus chers disciples pour les donner au Christ : « Il faut qu’il croisse et que je diminue », disait-il (Jn 3,30).

 

A suivre…

P.- R. Bernard, O.P - Le Mystère de Jésus – Salvator, 1967

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