Lorsque nous considérons Jésus-Christ, le juste par excellence, et la manière dont il nous a rachetés, les paradoxes évoqués ici s’éclairent de façon décisive. Plus que Moïse, il s’est solidarisé avec nous, il a pris sur lui nos péchés, lui qui était sans péché, et il s’est laissé conduire au gibet comme un malfaiteur. Il n’a pas fait de théorie sur les origines du mal, il n’a fourni aucune explication sur le fait du péché originel et sur les circonstances de son apparition, mais il s’est fait péché pour nous (cf. 2 Co 5,21). Les éclaircissements abstraits pourraient satisfaire nos intelligences, mais ils ne nous seraient d’aucun secours pratique. Ce que nous demandons, c’est d’être délivrés réellement du mal, nous-mêmes, nos semblables et le monde. À cette supplication, le Christ Jésus apporte le seul remède efficace : il nous invite à nous placer parmi les pécheurs qui sont devenus ses amis, à l’exclusion des autres qui s’estiment justes et qui cherchent à se distinguer du vil peuple sans foi ni loi.
Tout homme qui veut suivre notre Seigneur doit donc repasser par les phases de ce même mouvement, en sachant d’ailleurs que, pécheur, il a infiniment plus de raison que le Christ de se comporter ainsi. Loin d’accuser les autres, il verra sa part de responsabilité dans le mal présent et il songera à sa propre faute. Descendant en lui-même, il y découvrira à quel point les sources de la division et de la mort sont sans cesse en lui prêtes à jaillir, et il en viendra à penser qu’il est plus coupable et responsable que tout autre, parce que, pour la voir en lui, il connaît la tyrannie du péché, alors que, des autres, il ne peut jamais affirmer que l’existence de gestes extérieurs et non pas celle d’intentions perverses.
Si le pécheur que nous sommes s’avance dans cette voie, il en viendra progressivement à comprendre que chacun de ses péchés prouve non seulement qu’il est de la race d’Adam, mais qu’il aurait pu tenir sa place ; ou, mieux encore, qu’Adam c’est lui, qu’Adam, c’est moi. Temps que cette identification au premier homme n’est pas parfaite, il est impossible également de s’identifier à Jésus-Christ, le second Adam. Dans la mesure où nous ne pénétrons pas dans les profondeurs du péché, en nous assimilant au pécheur par excellence, nous ne pouvons pas non plus recevoir totalement celui qui n’est pas venu pour les justes, mais pour les pécheurs. Si par une parcelle de nous-mêmes nous pensons être justes par nos propres soins, en cette part infime le Christ ne peut pas apporter la gratuité de son salut.
Une page de sainte Catherine de Sienne montrera avec quelle intensité les véritables fidèles de Dieu sont capables de faire cette expérience cruciale et de s’y maintenir le plus naturellement. « Le matin venu, ainsi que l’heure de la messe, elle prit place à l’église, toute remplie d’un angoissant désir, en pleine connaissance d’elle-même, honteuse de son imperfection, persuadée qu’elle était la cause unique du mal qui se faisait dans le monde, concevant ainsi la haine et le mépris d’elle-même et une sainte justice. C’est dans cette naissance, dans cette haine et dans cette justice, qu’elle purifiait les taches qu’elle croyait trouver (elles y étaient vraiment) dans son âme pécheresse, et qu’elle disait : « Père éternel, j’en appelle moi-même à Toi ! Punis mais offense dans ce temps fini, et, puisque de tous les maux que mon prochain subit je suis, par mes péchés, la cause unique, je te prie doucement de les punir sur moi. » (Dialogues) Phrases extraordinaires qui deviennent compréhensibles par les explications provoquées par son directeur. Il note en effet : « Un jour, je lui demandais comment, sous le regard de la vérité, elle pouvait s’estimer et se dire la cause de tous les maux du monde. Elle affirma alors la même proposition, me dit qu’il en était tout à fait ainsi et ajouta : « Est-ce que, si j’étais tout embrasée de l’amour divin, je ne prierais pas mon Créateur avec un cœur de flammes, et Lui qui est souverainement miséricordieux ne ferait-il pas miséricorde à tous mes frères et leur accorderait à tous d’être embrasés du feu qui serait en moi ? Quel est l’obstacle à un si grand bien ? Mes seuls péchés assurément. Car nul imperfection ne peut venir du Créateur qui ne peut rien avoir en lui d’imparfait, il faut donc que ce mal vienne de moi et par mois. » (Dialogues)
L’explication est claire. Si Catherine ne peut sauver le monde de sa misère, c’est qu’elle n’aime pas totalement et de tout son être son Créateur. Incapable de s’identifier à la prière de Jésus qui invoque pour le salut de tous l’amour miséricordieux et qui obtient pour tous le pardon, elle doit penser quel est l’unique barrière à l’avènement de l’amour ; bien plus, qu’elle est l’origine de tous les maux. Pour reprendre une expression de saint Paul, tant que nous ne verrons pas toutes notre vie enfermée par notre faute dans la désobéissance, Dieu ne pourra pas faire miséricorde à tous. (Rm 11,32) Vertigineux rapport qui devrait nous être familier, car il n’y a pas lieu de s’étonner davantage de voir en chaque chrétien un autre Christ que de percevoir en tout homme un autre Adam. L’homme n’est pas homme, parce qu’il subit comme tous l’état de sa race, mais parce que, consciemment et volontairement, il le prend à son compte et qu’il avoue être incapable d’y porter remède.
Nous disons volontiers que chaque personne humaine est coextensive à l’univers dont elle possède en elle toutes les richesses ; de son côté le christianisme affirme que chacun des actes que nous posons à des conséquences pour l’humanité tout entière dans le bien est dans le mal. La dignité de la personne réclame donc qu’elle se sente responsable de tout le mal, à fin de pouvoir devenir la source et l’origine de tout le bien. C’est parce que Jésus-Christ, l’homme parfait, a porté sur lui tout le péché du monde, c’est parce qu’il s’est fait péché (2 Cor 5,21), en pleine lucidité et avec un consentement divin, qu’il a pu devenir la cause du renouvellement de l’univers. Chaque chrétien doit donc l’imiter, à sa manière, en prenant sur lui la responsabilité du genre humain, afin de répandre dans l’histoire la vie surabondante de Dieu qu’il a reçue. Avoir le sens du péché, ce n’est donc plus seulement constater que, dans nos relations avec les autres et avec Dieu, nous accentuons les divisions, ce n’est pas non plus seulement reconnaître que le péché originel, tel que l’a vécu Adam, est le principe de toute les divisions passées, présentes et futures, c’est s’avouer pécheur en Adam, ou mieux encore pécheur comme Adam, disposant en soi de l’universelle puissance de mort, car, à lui seul, chaque homme est déjà l’humanité.
On perçoit donc désormais les liens nouveaux qui s’établissent entre le péché, la mort et l’amour. Le péché, qui est l’inverse de l’amour, est source de séparations et donc finalement de mort. Mais pour renverser ce processus de désagrégation, Jésus-Christ, l’amour par excellence, prend appui sur la mort elle-même ; il vient nous trouver dans cet état d’extrême division pour nous y communiquer son amour. Sur la Croix, la mort et la participation au supplice n’apparaissent plus seulement comme des conséquences du péché, mais comme le seul moyen d’obtenir le salut. Il suit de là que les divisions dans lesquelles nous vivons et qui sont toutes marquées du signe de la mort, mais également du signe de son amour, deviennent pour nous des marches qui nous permettront d’accéder jusqu’à la communion.
A suivre…
« Une initiation à la vie spirituelle » - François Roustang
DDB, coll Christus, 1961