Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

1O. Le Christ au désert est tenté par Satan (2/2)

Nous ne devons pas diminuer le rôle de Satan. Les Juifs n’étaient aucunement dualistes ni manichéens. Ils connaissaient cependant l’existence des esprits mauvais, ils y croyaient fermement, ils savaient que Satan était le prince de ces esprits. Menteur et tentateur, le Diable est cela dès l’origine. Les aberrations en matière de religion, les obstacles à la vraie révélation, sont toujours ses plus belles victoires et la marque de son règne.

 

 

Or, voici qu’en plein pays d’Israël, et dans un milieu que Satan devait tout particulièrement jalouser et surveiller, un autre Règne s’annonce à l’opposé du sien. Ce Royaume des cieux serait établi sur la terre par un Messie, Oint de Dieu, Elu de Dieu. Ce Messie, ne serait-il point cet homme si extraordinaire, sur lequel jusqu’à présent la tentation n’a jamais eu de prise, et que le voilà pour le moment ermite au désert, en prière et en pénitence ?

Satan a pu entendre, au baptême de Jésus, la Voix partie du Ciel. Il a vu le respect de Jean-Baptiste pour ce plus grand qui vient après lui. Peut-être se souvient-il même du merveilleux et du mystère dont furent enveloppées la naissance et l’enfance de ce Jésus. Satan devine qu’il a devant lui une âme d’élite, un type d’homme exceptionnel, un de ceux qu’on est obligé d’appeler des « fils de Dieu ». Il le voit engagé dans de hautes et intimes relations avec la Divinité. Brouiller de telles relations, dévoyer un tel homme, ne serait-ce pas un succès ?

Satan se garde assurément de se présenter frontalement comme un rival de Dieu. Il déploie au contraire sa vieille astuce, qui consiste à précipiter les âmes sur la pente où elles glissent. Il voit que Jésus a faim : il le prend par la faim. Il le voit porté à de grandes choses : il le prend par la grandeur. C’est une série d’assauts, dont nous connaissons peut-être seulement les plus saillants, les plus caractéristiques. D’après les textes évangéliques, la lutte est serrée, la partie est forte. La tentation fait impression sur Jésus. Ses deux premières réponses paraissent même empreintes de réserve, on dirait presque de timidité. Il semble dire très modestement : de pareilles choses pourraient se faire ; ce que tu me suggères n’est pas impossible à Dieu ; mais il est des choses plus importantes ; ne lui en demandons pas de superflues.

La résistance humble et modérée de Jésus est sans doute ce qui encourage Satan à continuer la lutte et à livrer un dernier assaut. Celui-ci dépasse toute mesure. Mais, dans cette démesure, il porte bien la marque de son auteur. Si intelligent que soit le Diable, sa pénétration reste courte. Il ne lit pas dans les cœurs, il ne peut leur arracher leur secret. Les premières offres ne conduisaient pas fatalement au péché, ou ne menait qu’à de moindres péchés ; la dernière met en face du plus grand péché. Satan en a-t-il parfaitement conscience ? Il commet l’impair qui lui attire la foudroyante réponse. Jésus oppose cette fois une résistance implacable. Satan n’a plus rien à faire.

 

Nous devons noter l’usage de la Sainte Ecriture au cours de ce combat spirituel : cela donne une allure très israélite. C’est Jésus qui commence à parler comme la Bible. Il en a fait, dans sa solitude, la nourriture de sa pensée ; sa première réplique au Tentateur revêt du même coup un sens très approprié. Devant l’inutile proposition de changer en miches de pain les cailloux du désert, Jésus, beau joueur, s’offre le luxe de dire à Satan : « Mais je ne suis pas affamé autant que tu peux le croire, ce n’est pas seulement de pain que l’on vit, mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu ; or, de ceci, je ne suis pas privé, je me suis au contraire abondamment nourri. » Telle est l’interprétation la plus simple de cette réminiscence qui vient à l’esprit de Jésus.

La citation est empruntée au Deutéronome (Dt 8, 3). Or, des exégètes font observer que, dans le contexte, le mot cité fait allusion, non pas seulement à toute révélation de Dieu, mais à la manne qui est comme un pain tombé d’En-Haut. Le passage mérite d’être rapporté, tellement il convient à la situation présente de Jésus : « Tu te souviendras de tout le chemin par lequel Yahvé, ton Dieu, t’a fait marcher pendant ces quarante années dans le désert, afin de t’humilier et de t’éprouver, pour connaître les sentiments de ton cœur, si tu garderas ou non ses commandements… ; il t’a fait avoir faim, et il t’a nourri de la manne… afin de t’apprendre que l’homme vit de tout ce qui sort de la bouche de Dieu (Dt 8,2-3). » Le peuple d’Israël, pendant sa quarantaine au désert, s’est nourri en effet de tout ce qui est sorti de la bouche de son Dieu : les révélations, la manne aussi.

Jésus s’est souvenu de cette quarantaine de ses ancêtres. Il dit au  Tentateur, peut-être un peu plaisamment : ne t’inquiète pas pour moi ; je me suis rassasié de tout ce qui sort de la bouche de mon Dieu, il m’a envoyé la nourriture de l’âme, il est capable de m’envoyer une manne pour le corps. Ce dernier trait pourrait être une allusion à ce qui va être servi par le ministère des anges comme une réponse providentielle de Dieu à la confiance de son Christ.

Mais Satan aussi connaît la Bible. Au second assaut il s’arme, à son tour, d’une citation d’un psaume (Ps 91, 11-12). C’est un hymne qu’il entend souvent réciter par les Israélites, et qui dit justement que l’homme peut pousser très loin la confiance en Yahvé. Alors Satan, très astucieusement, appuie sur cette assurance divine l’invitation à la vaine gloire. Ce Jésus, auquel il s’attaque, est un homme jeune : il ne paraît même pas avoir trente ans, il est encore dans tout l’élan de la jeunesse, et cependant déjà dans la force de l’âge. Totalement inconnu du public jusqu’à maintenant, s’il a l’idée de se faire un nom et s’il se croit appelé à une mission, tout naturellement il doit être pressé d’arriver et porté à prendre des moyens voyants. La prouesse que Satan lui suggère ne laisse pas d’être bizarre ; mais ne pourrait-elle pas, par sa bizarrerie même, produire beaucoup d’effet ? Lance-toi du pinacle du Hiéron, comme on dirait du haut d’un clocher ; fais cela à la vue de tout le peuple, un jour de grande fête par exemple ; tu auras l’air de tomber du ciel. Ne serait-ce pas effectivement une manière habile de donner aux gens ce signe dans le ciel que beaucoup attendent et que plusieurs demanderont ? Jésus n’a rien à redouter d’un pareil exploit. S’il est Fils de Dieu, il peut s’y livrer sans risque : ce sera pour lui une pieuse acrobatie, les anges lui serviront de parachute. Il n’a pas tort de croire qu’ils soient à son service : une parole sainte l’en assure, dit le Tentateur en feignant la dévotion. C’est vrai, lui répond modestement Jésus, mais il y a aussi une autre parole sacrée qui rappelle qu’on ne doit pas tenter le Seigneur Dieu ni lui demander des secours et des protections pour rien. Ce rappel se trouve dans les passages du Deutéronome où sont exposés avec tant de force et d’onction les commandements de Yahvé (cf. Dt 6,18). Le jeune ermite est tout plein de soumission à ces commandements : il dira qu’il fait, de ceux-ci également, sa nourriture. La beauté de son âme se trahit dans une telle réponse. Satan devrait se méfier. Il ferait mieux de ne pas insister.

Cependant, il revient à la charge, par une troisième tentation, la plus grave de toutes. Le Diable doit bien voir à la fin qu’il y a en Jésus l’étoffe d’un très grand serviteur de Dieu. Peut-être devine-t-il que Jean dit vrai, et que ce futur nabi est au-dessus de la mesure commune des grands hommes et des prophètes de Yahvé.

Il ne lui redit plus cette fois : « Si tu es fils de Dieu… » Jésus n’est sans doute pas un fils de Dieu comme les autres. Il se mesure aux proportions de l’humanité entière. Satan le voit qui promène ses regards sur toute la terre et qui étend sa pensée sur tout le monde humain. Il l’entend prier pour tous les peuples, et se tourmenter pour des multitudes d’âmes. Il pressent des abîmes dans ce cœur. Il est peut-être né pour l’empire, se dit le Tentateur, l’empire des corps, ou celui des esprits : sa nature ne doit donc pas être inaccessible à l’orgueil, ni à l’appétit de puissance et de domination. Alors, étourdi lui-même et comme grisé par cette possibilité de grandeur, et par la perspective d’avoir un tel instrument à son service, le Diable dévoile sa position et sa sempiternelle ambition. Il joue le tout pour le tout. Ces royaumes de la terre avec la splendeur dont ils se parent, au fond ils sont à moi, souffle-t-il à Jésus ; eh bien ! Je te les mets tous dans les mains, si seulement tu te soumets à moi.

Évidemment, Satan se vante. Il promet de travailler à constituer, au profit de ce nouveau chef de peuples, un Empire capable de le tenter, un Empire plus vaste que ceux qui l’ont été le plus. Il y a de la présomption et de la forfanterie dans son offre. Néanmoins, il se pourrait que celle-ci ne fût pas sans fondement. Le Tentateur sait qu’une assez grande latitude lui est laissée sur le bouleversement et sur le remaniement des Empires, ainsi que sur la gloire dont ils s’enivrent et qui souvent les perd : « Toute cette puissance-là, comme Luc le lui fait dire, c’est à moi qu’elle a été livrée, et je la donne à qui je veux (Lc 4,6). » C’est une affirmation peu réjouissante sur la qualité des royaumes et des républiques de la terre. L’Évangile rapporte cette parole sans rien dire pour la diminuer ni pour la démentir. Jésus lui-même n’y contredira pas, bien au contraire, lorsqu’il nommera Satan « le Prince de ce monde » (Jn 12,31 ; 14,30 ; 16,11).

 

   Dans cette troisième tentation, ce qui offusque l’Elu de Dieu, ce n’est pas la forfanterie du Diable, c’est la prétention qui vient s’y ajouter, à savoir : cette prétention de se faire adorer comme si lui, Satan, était Dieu. C’est là ce qu’il y a de plus satanique, et en cela que consiste le péché d’orgueil de ce grand Ange dévoyé. Faire une telle proposition à Jésus, essayer de répandre sur sa sainte âme cette contagion, c’était insensé, car rien n’est plus radicalement opposé à cet orgueil que l’humilité de ce serviteur de Yahvé. Rien ne peut révolter plus radicalement le sentiment qu’il a des Droits de Dieu que l’idée d’adorer quelqu’un d’autre.

Satan ne pouvait pas plus mal tomber. Jésus le stigmatise cette fois par son nom, avec une vigueur qui n’admet plus de réplique. Il garde toutefois dans sa victoire son habitude de modestie. Il se réfugie dans ces mêmes passages du Deutéronome où il a médité la Déclaration des Droits de Yahvé : « Tu n’auras point d’autres dieux devant ma face… car Moi Yahvé, ton Dieu, je suis un Dieu jaloux (Dt 6,13-15). »

Ayant ainsi épuisé toute tentation, conclut le récit de Luc, le Diable s’éloigna de Jésus jusqu’à une occasion favorable (Lc 4,13). Il y a du mystère dans ce mot de la fin. Ce moment opportun dont veut parler l’évangéliste se renouvellera peut-être bien des fois au cours de la vie publique : aussi souvent qu’il pourra embrouiller les esprits, contrecarrer l’œuvre de Jésus, ou le compromettre lui-même d’une manière intempestive, par exemple en faisant crier à contretemps par la voix des possédés les titres messianiques, Satan ne manquera pas de le faire. Mais, l’occasion par excellence, ce sera le moment unique lorsqu'il lui sera permis d’attenter à la vie même de Celui qui l’a vaincu, et de déchaîner contre lui par un surprenant concours de circonstances toutes les puissances de ce monde. Mais pour l’instant, la défaite du Diable est totale, et la victoire du Christ est magnifique. Sans doute pour bien montrer que le combat s’est déroulé surtout dans une sphère surhumaine, Matthieu tient à conclure par cette remarque : A l’heure même où le Diable le laisse, des Anges s’approchèrent qui s’empressaient à le servir (Mt 4,11).

Ils le servent, comme fera l’Ange de l’Agonie, au temporel et au spirituel : respectueusement, affectueusement, ils lui apportent du réconfort pour le corps et pour l’âme. Ce n’est que dans ces moments exceptionnellement graves qu’ils rendent à Jésus de tels offices. Le reste du temps, il est dans la situation de tout le monde.

Nous  voyons Jésus commencer sa vie publique comme nous le verrons la terminer. Il descend du Mont de la tentation, comme il se lèvera du Jardin de l’agonie, tout retrempé dans l’abandon à Dieu et dans l’adoration de Dieu. Il semble qu’il ait voulu d’avance réaliser pleinement toutes les conditions du grand combat, qui sera non pas seulement le sien, mais celui de tous ses vrais disciples. L’hostilité des hommes lui est peu de choses à côté de celle des démons. Aussi s’en vient-il prendre sa force dans le Seigneur son Dieu et dans l’invincibilité de « la Puissance ».

Pour être en état de résister aux manœuvres du Diable, il revêt l’armure divine, car son combat n’est pas contre le sang et la chair, mais contre les Princes, contre les Puissances, contre les Maîtres de ce monde de ténèbres, contre les Inspirations du Mal qui sont dans l’air. Le Christ a saisi l’armure même de Dieu, afin de pouvoir résister quand vient le jour mauvais, et demeurer debout après avoir accompli tout son ouvrage.

Le voilà déjà debout ! Il s’est mis autour des reins une ceinture de vérité, il a endossé la cuirasse de la justice, il s’est chaussé du zèle d’annoncer l’Évangile de la paix ; en toutes circonstances il est prêt à lever le bouclier de la révélation, avec lequel on peut éteindre tous les traits lancés par le Malin, même les plus enflammés. Il a pris aussi le casque du Salut, et le glaive de l’Esprit, c’est-à-dire la Parole de Dieu ; il s’est exercé à toutes sortes de prières et de supplications dans la communion de l’Esprit, il y a occupé ses veilles avec une persévérance que rien n’a lassée, et il a prié pour tous et pour chacun. Ce tableau que l’apôtre Paul a tracé de l’armure du chrétien (Eph 6,10-19) n’est-il pas l’image même de Jésus aguerri contre Satan et véritablement oint de Dieu ?

La quarantaine au désert se présente comme une veillée d’armes au lendemain de la théophanie baptismale. Nous devons surtout voir le sens messianique de tout cela. Jésus engage le mystère de son Incarnation dans la voie de notre Rédemption. Il repousse, comme une tentation satanique, toute déviation messianique. Il prend des résolutions héroïques dont il ne démordra jamais. Il refuse un régime de bien-être et d’existence aisée ; il ne se met pas à l’abri des nécessités de la vie ; il ne fera pas de miracles pour s’y soustraire. Il ne recherchera en rien l’ostentation ni le succès facile, il ne fera pas de signes dans le ciel, ni rien qui puisse éblouir le public sans éclairer les esprits. Enfin, il sera totalement dénué d’orgueil et demeurera étranger à l’empire de ce monde ; toute son ambition sera de faire reconnaître et adorer le seul vrai Dieu.

Le Christ peut maintenant descendre tranquillement de sa montagne. Il est bien dans son rôle d’Envoyé de Dieu. En acceptant pas de se prêter à ce que Satan lui suggère, il va heurter, il est vrai, les préjugés de sa nation, et finalement la liguer contre lui. Il lui en coûtera la vie. Dans la mesure où il s’est opposé à Satan, il s’est sacrifié à Dieu. Nous l’entendrons, au terme de sa vie publique, se rendre à cet égard un double témoignage. Au moment de s’abandonner au Prince de ce monde, il dira : « il n’a rien en Moi » (Jn 14,30). Au moment de s’en retourner vers le Père, il dira : « j’ai tout fait pour Toi (Jn 17,3). » L’histoire de la tentation nous aide à comprendre dès maintenant que telle est l’attitude et que tel est l’emploi du vrai Messie.

 

A suivre…

P.- R. Bernard, O.P - Le Mystère de Jésus – Salvator, 1967

Les commentaires sont fermés.