Sens du péché et action de grâces
Si le dialogue avec Dieu est souvent interrompu et menacé, si les réalités terrestres et humaines ne peuvent s'y introduire et se muer en durable amour, il faut en chercher la raison, non pas du côté du Créateur, car il se communique et livre, sans compter, la surabondance de ses richesses, mais du côté de l'homme qui ne souhaite pas recevoir, parce qu'il ne veut ni obéir ni dépendre de la gratuité divine.
Il est donc nécessaire, pour préparer le travail de Dieu et pour le rendre possible, de décrire la suffisance humaine, obstacle majeur à la divinisation de l'homme et de l'univers. Comme le désir d'une libération implique la conscience de l'esclavage ou de l'emprisonnement, ainsi l'expérience de la rencontre de Dieu est inséparable de celle du péché. Si les voies spirituelles sont interdites à de nombreux chrétiens, c'est qu'ils en restent à une conception légaliste de la faute et qu'ils ne la saisissent pas comme le refus d'une relation personnelle à leur Maître et Seigneur.
Par ailleurs, le christianisme s'étiole en individualisme, tant que le dogme du péché originel demeure une vérité apprise sans lien avec la vie concrète. La connaissance expérimentale de l'universalité du péché permet, au contraire, d'entrer peu à peu dans les perspectives d'une rédemption universelle : l'homme ne pourra trouver Dieu en plénitude que lorsque la grâce du Christ se sera répandue sur toute créature et que, sur la terre, il n'y aura plus qu'un seul chant d'action de grâces.
Pour nombre de chrétiens, la conscience d'avoir péché est uniquement la conséquence de l'infraction d'une loi morale, et le remords les tenaille tant que cette faute n'a pu être accusée. Même si on leur explique (ou s'ils savent, pour l'avoir appris) que le péché est essentiellement une offense faite à Dieu (voir la note à la fin de ce texte), cette formule ne correspond guère à ce qu'ils ressentent, car, le plus souvent, ils vivent leur religion au niveau social. Un acte, considéré comme grave dans tel contexte national ou ethnique, semble dérisoire dans un autre contexte, parce que les communautés chrétiennes particulières ont opéré un choix parmi les commandements de Dieu et de l'Eglise, en fonction de leurs besoins et de leur passé, insistant sur les uns et laissant les autres dans l'ombre. Pour la conscience individuelle, la transgression de la loi n'est pas saisie dans sa relation à Dieu ; elle apparaît plutôt comme un manquement aux règles établies par le groupe dont l'éducation a lié la notion de péché avec un certain nombre d'interdits. Aussi des chrétiens se jugent souvent plus coupables de n'avoir pu se soumettre à une ordonnance extérieure que d'avoir commis un délit, pourtant caractérisé, qui échappe aux normes courantes.
Inutile de décrire davantage une situation connue de tous. Le péché apparaît déjà ici, trop exclusivement sans doute, sous la forme d'une rupture du lien social dan ses manifestations religieuses ; on estime ne pouvoir réintégrer la communion avec ses frères dans l'Eglise que par l'aveu et le pardon. Tout chrétien a du moins une vague conscience que le péché l'isole de ses semblables, détend ses liens avec autrui, et l'empêche d'être tout à fait à l'aise avec ceux qui l'entourent. Avouons, toutefois, que la bonne conscience reprend vite ses droits et que la perception de l'isolement est souvent plus vive, alors que l'aspect religieux n'intervient nullement : dans le cas, par exemple, d'une entorse aux convenances, d'une maladresse, d'un échec, ou d'une perte de "face". L'homme se sent alors comme exclu de son groupe social, car il en a brisé l'harmonie, plus ou moins factice d'ailleurs. De là cette blessure qui dure autant que la gêne commune et revient avec son souvenir.
S'il est regrettable que le sens du péché se réduise parfois à ce genre de culpabilité et à la méconnaissance de ce que l'on pourrait appeler les bienséances religieuses, c'est là déjà une image, une préfiguration de l'expérience du péché comme séparation et comme rupture du lien de personne à personne. Il suffit, en effet, de développer cette perspective pour se trouver au cœur même du mystère chrétien. Le péché est infraction à la loi sociale et il n'est que cela, si l'on se souvient que le Christ n'a donné qu'un seul commandement pour régir, conserver et faire croître la société nouvelle qu'il fondait : " Aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimés." (Jn 15,12) Pour le chrétien, pécher c'est contrevenir à cet ordre, c'est refuser d'aimer ; ce qui revient à se séparer des autres, à briser le lien social d'une façon ou d'une autre. la souffrance de cette rupture est une expérience, un écho plus ou moins lointain du péché. Offense à Dieu, c'est-à-dire blessure faite à l'amour, le péché ne peut recevoir d'autre définition valable que la négation de l'amour ; il est le contraire de la charité, l'antithèse de la communion.
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Note :
Cette définition du péché ne peut être comprise qu'au terme d'un long cheminement. Elle ne devient une expérience que dans le combat spirituel, au moment où la liberté, consciente de son autonomie, est tentée de "faire déplaisir à Dieu". Nous visons ici une éducation du sens du péché. Le théologien peut bien affirmer, et se contenter d'affirmer, que le péché est mauvais par son opposition à Dieu même ; le pédagogue spirituel sait que, pour le novice, cette formule est vide de sens et qu'il faut donc considérer d'abord le péché dans ses conséquences. C'est seulement lorsque l'expérience aura été prise au sérieux et se sera développée à ce niveau que le refus d'aimer les autres apparaîtra, dans sa source, comme refus d'aimer Dieu.
A suivre…
"Une initiation à la vie spirituelle" - François ROUSTANG -
DDB coll. Christus 1961