Luc, tout seul, rapporte quelques spécimens des exhortations de Jean. Il faut les lire avec beaucoup d'attention. Elles nous font connaître un nouvel aspect de ce prophète. Il annonçait des choses si graves qu'il ne laissait pas remuer profondément les gens et même de jeter les meilleurs dans une certaine angoisse : Aussi les foules lui posaient des questions. Les gens lui demandaient : " Que devons-nous donc faire ? " Il leur disait : " Que celui qui a deux tuniques partage avec celui qui n'en a pas ; et que celui qui a de quoi manger fasse de même." Il vint même jusqu'à des publicains se faire baptiser. Eux aussi lui dirent : " Maître, que devons-nous faire ?" Voici ce qu'il dit à leur usage : " N'exigez rien en plus des tarifs qui vous ont été fixés." Même des soldats qui étaient en campagne, de leur côté l'interrogeaient : " Et nous, disaient-ils, que devons-nous faire ? " Il leur répondit à eux aussi : " Ne molestez pas, ne dénoncez pas à faux, et contentez-vous de vos payes." (Lc 3,10-14)
Le terrible annonciateur de la Colère de Yahvé sait être en même temps un sage éveilleur des consciences et un très bon guide spirituel, doux et simple au milieu des gens. Il y a un contraste sensible entre l'éloquence plutôt rigoureuse de sa prédication et le ton véritablement paternel et modéré de sa direction. L'ermite est resté très sociable. Il se fait accueillant à toutes sortes de gens, à tout ceux du moins qu'il voit animés de bonnes intentions et qui sont des hommes de bonne volonté. Il est, à certaines heures, pressé de questions. Il fait des réponses pleines de sagesse et de grandeur d'âme.
Il n'est pas seulement resté sociable, il sait se montrer social. Il ouvre à ses dirigés les avenues de la justice et de la charité. En cela, il prépare au Seigneur un peuple bien disposé (Luc 1,17). Emus et passablement bouleversés de ce qu'il prêche, des possédants, qui ne se sentent peut-être pas la conscience en paix lui demandent : Mais alors quoi faire ? Il leur dit simplement : Ayez le cœur large et le geste généreux ; faites un bon usage et une équitable répartition de ce que vous possédez ; vos biens ne sont pas seulement pour vous, ils sont aussi pour tous. Les richesses auxquelles il fait allusion et qu'il donne en exemple sont celles qui sont le plus près de la nature et dont on a le plus besoin. La bonne administration de ces biens est en votre propriété, leur dit-il, mais leur bon usage doit profiter à la communauté. L'auditoire de Jean est ce que sera celui de Jésus : constitué en majorité d'artisans, de commerçants, parmi lesquels il n'y a pas de gros propriétaires ni, non plus de vrais prolétaires. Ces hommes vivent entre eux sans une différence sociale importante, dans une société encore simple, et sous une économie généralement humaine.
Il y a, dans les petites villes et dans les villages, beaucoup d'entraide et de vie commune. Jean pousse ses disciples dans ce sens-là. C'est tout naturel, semble-t-il leur dire. Ce qui l'est moins, c'est l'esprit qu'il faut y mettre : c'est cela qui doit changer.
Parmi les disciples du Baptiste, nous voyons deux catégories de fonctionnaires, des douaniers et des soldats. Ces douaniers ou péagers sont appelés, dans l'évangile, les publicains. Nous les rencontrerons souvent . Leur métier est mal vu : ils sont les collecteurs de l'impôt ; et ce sont là des employés que nulle part on ne regarde d'un bon œil. Mais, de plus, leurs collectes vont surtout alimenter les caisses de Rome, et, pour beaucoup d'Israélites, une telle collaboration est un péché. Ces publicains sont donc considérés comme des pécheurs publics. Il devait y en avoir un assez grand nombre là où Jean baptisait : le fleuve marquait la frontière et les passages étaient payants. Il fallait également surveiller ces passages : aussi ne sommes-nous pas surpris qu'il y ait par là des soldats en expédition ou peut-être même en garnison.
Dans l'évangile, nous retrouverons plusieurs fois des soldats, moins souvent que des publicains, mais assez mal famés, comme ceux-ci. Rome récupérait de tout dans ses armées. Il s'y trouvait des aventuriers de toutes les provinces de l' Empire, même de celles qui étaient réputées les plus barbares, comme la Thrace, la Dalmatie, la Germanie ; ces provinciaux étaient mélangés à des jeunes gens de bonnes familles, fils prodigues, débiteurs insolvables, ou simplement jeunes hommes aventuriers ; de vrais bandits arrivaient aussi à s'enrôler. la paye des simples soldats avait été élevée par César Auguste à deux deniers par jour. Des hommes de troupe, voire les officiers qui les commandaient, étant de service là où Jean prêchait et baptisait, devaient être attirés par lui. Il était un homme de leur âge. Sa tenue vestimentaire devait leur paraître étrange ; mais sa rude vie avait des traits communs avec la leur ; et son franc parler n'avait-il pas quelque chose de militaire ? Lorsqu'ils s'aperçurent, eux et les publicains, qu'il leur faisait bon accueil, s'intéressait à eux, ne paraissait pas dédaigner leur métier, mais s'en entretenait volontiers avec eux, alors ils furent gagnés, touchés, charmés.
Comme tout le monde, ils s'en vinrent à leur tour demander conseil : " Et nous autres, lui disaient-ils, que devons-nous faire ? " Les meilleurs d'entre eux sentirent s'éveiller leurs consciences et se laissèrent guidés par Jean. Les publicains l'appellent " Maître " très respectueusement : " N'exigez rien, leur dit-il, au-dessus de vos tarifs. " Et il trace aux soldats cette ligne de conduite : " Ni vexations, ni délations ; contentez-vous de votre paye."
La Bible nous montre, autour des anciens prophètes, des groupes de disciples, formant parfois de véritables confréries. Nous en voyons auprès de Samuel ( 1 S 10, 5-12), auprès d'Elie ( 1 R 18,4), auprès d'Elisée (2 R 2,15 ; 6,1). Isaïe en eut certainement, plus disséminés peut-être, mais très fervents. D'autres prophètes, la plupart sans doute, en eurent aussi. Jean-Baptiste continue la tradition. Des hommes s'attachent à sa personne, reviennent assidûment vers lui, partagent son esprit, répandent sa prédication, l'assistent dans l'administration de son baptême dans les eaux du Jourdain. Ils imitent de leur mieux la vie austère de leur maître. Ils participent à ses jeûnes et à ses prières. Et quand ils se dispersent dans le pays, on les reconnaît pour des disciples de Jean. Nous pouvons même penser qu'ils forment une sorte de confrérie de pénitence : leur application aux œuvres extérieures fait qu'on les rapproche parfois des pharisiens (Mc 2,18 ; Mt 9,14 ; Lc 5,33).
A suivre…
P.-R. Bernard, O.P - Le Mystère de Jésus - Salvator, 1967