Le rôle des saints dans la vie de prière
La vie de l'homme se réalise dans des rapports réciproques de nature très diverse. Personne ne vit isolément ; chacun dépend des autres, subit des influences et en exerce ; il donne, il reçoit. Nous sommes convaincus que ceux qui nous ont quittés vivent en Dieu ; est-ce que pour eux les réalités fondamentales de la vie cesseraient d'exister ? De fait, le chrétien a une conscience avertie des liens qui continuent de l'attacher aux défunts qui lui ont été proches par la parenté, par l'amour ou par des valeurs spirituelles. Il espère en une communion nouvelle avec eux dans la vie future ; il songe à la purification qu'ils sont peut-être obligés de subir [purgatoire] pour parvenir à " l'entière liberté de la gloire des enfants de Dieu " (cf. Rm 8,18-23)
Or c'est à peine s'il nous vient à l'idée d'invoquer leur amour en notre faveur. Nous avons bien conscience que nous devons nous montrer dignes d'eux, ou bien que nous avons à accomplir des tâches qu'ils nous ont transmises ; mais le gouffre creusé par la mort est trop profond, et, généralement, trop frêle la valeur religieuse de l'être auquel nous étions attachés, pour qu'un véritable recours à lui soit possible...
Mais il en va tout autrement quand il s'agit d'hommes dont la vie a été très profondément pénétrée par la puissance de Dieu. Nous lisons ainsi que, dès l'époque la plus ancienne, les martyrs qui rendaient témoignage à Dieu au prix de leur sang, étaient invoqués par les fidèles, alors même qu'ils étaient encore en vie, par exemple dans les prisons ou pendant qu'on les traînait devant les tribunaux, mais surtout après leur mort. Et cela non pas de façon accidentelle, au hasard des mouvements du sentiment religieux, mais bien à l'occasion de l'événement culminant de la liturgie, du mémorial du Seigneur, la sainte messe. L'autel était dressé, avec prédilection, sur la tombe des martyrs, et, très tôt, l'invocation des martyrs prit place dans les prières mêmes de la messe.
Il faut dire la même chose des saints en général. L'usage du mot a évolué avec le temps. A l'époque du Nouveau Testament on l'employait encore pour désigner tous les fidèles, tous ceux qui croient au Christ, et qui, par le baptême, sont nés à la vie nouvelle et font partie de la communion eucharistique, c'est-à-dire les chrétiens.
Avec le nombre croissant des fidèles, le mot "saint" prend un sens plus restreint et désigne de plus en plus un caractère d'exception que l'appel et la conduite de Dieu, le don absolu de soi, la grandeur des expériences et des actions, rendent perceptible chez certains.
Un Martin de Tours, un Augustin, un François d'Assise, une Catherine de Sienne, une Elisabeth de Thuringe, une Thérèse d'Avila, ont vécu sur la terre, contraints aux nécessités de l'existence terrestre, assujettis à ses insuffisances, comme tous les humains ; mais en même temps ils étaient les témoins vivants d'un autre monde, dont le mystère les pénétrait. Ils prenaient vraiment au sérieux le commandement d'aimer Dieu de toutes ses forces et plus que soi-même, et d'aimer le prochain avec autant de sincérité que soi-même ; ils étaient là non seulement pour eux, mais aussi pour tous. Quand un homme s'adressait à eux dans la détresse de son existence, il se sentait compris et adopté plus qu'auprès de n'importe quel autre. L'amour que des hommes peuvent se témoigner peut être très grand ; un père s'épuise à travailler pour ses enfants, une mère leur donne son sang. Et pourtant cet amour n'est encore, en grande partie, que la nature ; il n'atteint à la liberté que peu à peu, et au prix d'efforts considérables.
Au contraire, l'amour des amis de Dieu avait sa source dans un renoncement à soi, qui ne peut avoir son origine qu'en Dieu, tant ils voulaient le salut des autres avec un sérieux total. Pourquoi les hommes ne continueraient-ils pas à chercher cet amour, même après que les cœurs où Il vivait ont cessé de battre sur la terre ?
Selon la foi chrétienne la mort n'est pas une fin, mais un passage. Ceux qui meurent dans le Christ n'entrent pas dans le néant, mais dans la plénitude de la réalité divine. Un sentiment persistant veut que les défunts deviennent des ombres ; on se détourne d'eux et on cherche la lumière du soleil terrestre ; ou bien on croit qu'ils acquièrent une puissance inquiétante, destructrice, et on cherche à se protéger d'eux. La foi chrétienne nous aide à dépasser ces impressions. Elle nous enseigne que ceux qui sont morts en état de grâce parviennent à " la gloire des enfants de Dieu " et à la plénitude de leur être dans la lumière éternelle. Ne serait-il pas normal que nous nous adressions à eux qui, déjà sur terre, ont été les témoins de l'amour et de la puissance de Dieu, lorsqu'ils ont atteint leur perfection ?
Nous trouvons dès les origines du christianisme des relations vivantes entre les fidèles et ceux qui, sur terre, ont vécu comme des amis de Dieu, d'une manière toute particulière. Ces relations revêtent des formes très diverses. A première vue, il s'agit surtout d'une demande de secours ; et il n'y a rien là que de normal, car la détresse de l'existence est grande. Chercher alors l'amour de ceux qui sont entrés dans la communion avec Dieu, qui sont unis à sa volonté et remplis de sa grâce, ce n'est rien d'autre que l'unité de l'existence dans la foi... A côté de l'invocation, il y a aussi la louange : la joie que cause la noblesse et la piété de la vie des saints, la conduite de Dieu qui s'y manifeste, leurs victoires et leurs actions. Ils sont les témoins de la rédemption. La création nouvelle, qui naît continuellement de l'acte rédempteur du Christ, reste cachée ; tout semble même la contredire, la foi n'arrive qu'avec peine à tenir pour certain son accomplissement futur. Chez les saints " la liberté glorieuse des enfants de Dieu " (Rm 8,21) rayonne plus lumineuse ; elle est un soutien de notre espérance...
La vie des saints est encore une indication précieuse sur la manière de se conduire dans la vie. Ils ouvrent les portes du royaume du Christ. Il reste, Lui, la "Lumière" totale et unique ; mais les saints sont comme des prismes qui révèlent une partie de cette Lumière dans ce qu'elle a de plus secret, en réfléchissant tantôt telle couleur, tantôt telle autre. C'est ainsi que les saints peuvent nous aider à mieux connaître le Christ et à nous diriger sur le chemin qui mène à Lui.
Mais ce qui, au plus profond de nous-mêmes, nous attire vers les saints, c'est sans doute, tout simplement, le désir d'être auprès d'eux, d'être en rapport avec eux, d'avoir part avec eux ; c'est l'amour qui cherche la communion avec ceux qui ont vécu totalement dans l'amour et qui ont trouvé leur achèvement par le Christ ; le désir de ce climat de sainteté où respire la vie intérieure, de cette ferveur mystérieuse qui la nourrit, de cette réponse à l'ultime pourquoi de l'existence. C'est tout cela que le chrétien cherche auprès des saints, même lorsqu'il semble au premier abord n'attendre d'eux qu'une protection.
Et si l'on scrute la vie de certaines personnalités chrétiennes, on y découvre parfois un commerce avec un saint, qui nous remplit de respect. Il est donc bon et, au fond, normal de vivre en communion avec les saints. Bien sûr, ils ne sont que des hommes ; mais des hommes qui ont pénétré dans le mystère de Dieu, et en qui la nouvelle création est achevée. Le fidèle ne cherche pas en eux des personnalités hors du commun, mais des témoins de Dieu, en qui le Christ s'est fait "tout à tous".
Il arrive toutefois que le culte des saints revête une importance démesurée. A certaines époques ou dans la vie de certains hommes, Dieu finit par être relégué au second plan. Bien entendu, tout dépend du regard avec lequel on considère les choses ; celui qui est aveuglé par le parti pris aura vite fait de prétendre que Dieu est relégué à l'arrière-plan, alors qu'un regard juste découvrira immédiatement qu'en réalité c'est encore la sainteté de Dieu qui est recherchée.
Mais il peut se produire de véritables désordres contre lesquels la conscience chrétienne se doit de protester. Le " Gloria " de la messe dit : " Vous seul êtes saint, Vous seul êtes le Seigneur, Vous seul êtes le Très-Haut. " La prière individuelle aussi bien que la prière collective ne connaissent pas d'autre terme que la majesté de Dieu. C'est devant Lui qu'il faut confesser ses péchés, c'est sa grâce qu'il faut demander ; c'est Lui qu'il faut remercier toujours et partout, et il n'y a pas de doute possible quant au terme de la prière chrétienne. Mais dans cette perspective, la vénération des saints trouve, trouve naturellement, et son style et sa mesure.
Il n'est pas sans importance qu'il soit loisible à chacun de rechercher la familiarité de tel ou tel saint en particulier. Nous venons de le dire, ils sont les "interprètes" du Christ. En chacun d'eux rayonnent des éléments particuliers de la plénitude inépuisable du Seigneur. Les saints sont les explorateurs du royaume de Dieu, de ses dimensions et de ses possibilités. Ils tracent des chemins que d'autres peuvent réaliser, mais n'auraient pas été capables de créer eux-mêmes.
Un saint avec qui on se découvre des affinités peut littéralement devenir un ami et un guide... Une telle relation a un caractère bien défini de réciprocité - ou du moins peut l'avoir. Nous avons déjà plusieurs fois rappelé que les saints n'existent pas seulement dans les livres mais qu'ils sont vraiment vivants ["Je ne meurs pas j'entre dans la Vie" disait Thérèse de Lisieux]. Ils aiment ceux qui leur sont attachés dans le Christ, si bien qu'il est impossible de prévoir tout ce qui peut résulter de ces amitiés et de cette communion de vie.
Pour nous, il n'y a qu'un seul Dieu, le Saint des Saints à qui est dû tout honneur. Mais en ces chrétiens qui, dans le Christ, sont devenu tout amour, Il a fait resplendir la lumière de sa sainteté, en chacun selon sa mesure et sa manière propre. La piété authentique ne met pas en doute l'unicité de Dieu, mais elle aime et elle révère la révélation de sa grâce, telle qu'elle se manifeste dans ceux qu'elle a rachetés.
A suivre…
+ Romano Guardini - Initiation à la prière - Seuil, 1961