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Une initiation à la vie spirituelle (4)

   La rencontre avec Dieu (suite)

Ce qui est premier et dernier dans l'existence, c'est l'initiative de Dieu, car en lui se trouve l'origine et l'absolu commencement de toutes choses. Il est donc compréhensible que la vie spirituelle, en laquelle nous voyons l'épanouissement de la vie humaine et bien plus encore de la vie chrétienne, n'ait d'autre but que de percevoir, de peser et de mesurer ce fait primordial. Mais autre chose est de comprendre cette vérité au terme d'un raisonnement bien charpenté et, en apparence décisif, autre chose de découvrir que, pour moi, aujourd'hui et à jamais, il en est bien ainsi. 

 

 

   Lorsqu'on ose affirmer que certains chrétiens ont rencontré Dieu et que d'autres, qui s’efforcent pourtant d'être fidèles, demeurent encore sur le seuil, on se fait volontiers taxer d'aristocratisme spirituel, ou bien encore on se voit accusé de tomber à nouveau dans la vieille erreur gnostique et de séparer les chrétiens en deux catégories que ne reconnaît pas l'Eglise. Pourtant saint Paul, avant bien d'autres témoins de Dieu, avertissait déjà les Corinthiens que, tout baptisés qu'ils fussent, ils se comportaient encore comme "des êtres de chair ou comme des petites enfants dans le Christ " et qu'on ne pouvait leur " parler comme à des hommes spirituels (1 Cor 3,1) " , comme à ceux qui ont abandonné la sagesse de ce monde parce qu'elle est " folie devant Dieu " (1 Cor 3,19). Quelle que soit la complexité du vocabulaire et de la pensée de saint Paul, il est clair qu'il invite les chrétiens à une conversion radicale dans leur manière de juger et de comprendre, en acceptant de recevoir " l'Esprit qui vient de Dieu, afin de connaître les dons que Dieu nous a faits ", cet " Esprit, qui exprime en termes spirituels des réalités spirituelles ". ( 1 Cor 2,12-13).

 

   Nul ne peut prétendre, sans doute, avoir déjà accédé à pareille plénitude, mais l'essentiel n'est-il pas de se mettre en chemin et de chercher Dieu, et Dieu seul, de toutes ses forces, pour réaliser davantage ce que signifie le nom de chrétien ? 

 

   La distance entre le chrétien qui a rencontré Dieu et celui qui n'a pas encore franchi ce pas, est semblable à celle qui sépare deux hommes, dont l'un seulement a fait l'expérience d'un grand amour. Ils ont pu recevoir tous les deux la même éducation, être imprégnés d'une semblable culture, ils ont peut-être lu les mêmes livres et parcouru d'identiques paysages ; ils n'ont cependant, par ailleurs, rien de commun. Si s'on demandait à l'un et à l'autre de parler de l'amour et d'expliquer leur sentiment à cet égard, la différence de leurs propos éclaterait au premier instant.

L'un ne pourrait se référer qu'à des choses apprises du dehors, dont il pressent peut-être en lui-même le commencement et la possibilité ; tandis que l'autre exprimerait ce qu'il sait pour l'avoir vécu. Outre la résonance et l'accent de la voix, une certaine intelligence intérieure apparaîtrait bientôt chez ce dernier, une compréhension capable de relier entre eux des éléments tout d'abord épars, puisqu'il vit en lui-même l'unité de tous les aspects complémentaires ou contradictoires de l'amour, qui cessent alors de faire nombre pour présenter la richesse multiforme d'une même réalité. 

 

   Ce qui est vrai de l'amour l'est également de toutes les expériences humaines fondamentales, susceptibles de couper en deux une destinée ; comme si les périodes antérieure et postérieure à cet événement décisif étaient séparés par une rupture quasi totale, visible le plus souvent par celui-là  seul qui en fut le théâtre. Ainsi en est-il d'une grande souffrance qui, après avoir brisé l'esprit, nous laisse comme absents de nous-mêmes sans support d'aucune sorte. Dans ces cas, même à travers les plus claires explications, nul interlocuteur ne peut soupçonner ce qui a bien pu arriver, à moins qu'il ne soit lui-même à travers un semblable abîme et que, sous les paroles de l'autre, il reconnaisse un moment de sa propre histoire. A ceux qui ont ainsi aimé ou souffert, dira-t-on que rien de nouveau n'est apparu dans leur vie, et que le cours des choses se poursuit comme autrefois après une courte interruption ?

Tout en eux crie le contraire ; leurs yeux se sont ouverts, leur passé a été brusquement déplacé et l'avenir apparaît dans une lumière jusqu'alors insoupçonnée. 

 

   La rencontre avec Dieu est une expérience aussi réelle et tout aussi incommunicable que celles-là. Elle se caractérise par la certitude d'une intervention  qui vient bouleverser ou réorienter notre existence. Ce n'est pas nous qui nous tournons vers Dieu, du moins cela est secondaire, mais c'est Dieu qui vient le premier vers nous et nous oblige  à porter notre attention sur lui. Découverte qu'un Autre, dont on ne connaît ni les mains ni le visage, s'impose à nous de façon inéluctable et que l'on est contraint, envers et contre tout, de tenir compte de sa présence. 

Avant qu'il se révèle, on ne s'était, pour ainsi dire, aperçu de rien. Peut-être était-il à cheminer avec nous, comme avec les disciples d'Emmaüs, mais nous ne le savions pas ; et soudainement il est là. C'est lui, et déjà il faut dire : " C'était lui ", car, à peine reconnu, il s'est enfui. Après ce passage, on ne peut plus faire comme si rien n'avait eu lieu, car une fois (et il suffit d'une fois pour ne l'oublier jamais) le ciel a été ouvert ; une fois la gloire de Dieu s'est montrée. 

 

   Expérience qu'il ne faudrait pas craindre de qualifier  de banale, si du moins l'on se réfère à ce qu'est notre Dieu : un Père qui tient tout dans sa main et qui mène à sa guise l'histoire des hommes, intervenant sans cesse pour nous ramener vers lui. Que, de temps à autre, pour notre compte, nous prenions conscience de ces actes souverains qui changent le déroulement des choses et des êtres, transforment nos voies en ses voies et nous détournent des nôtres, y a-t-il là de quoi nous étonner ? Si Dieu est le Maître, pourquoi ne le manifesterait-pas quand bon lui semble ? En un mot, cette rencontre n'est rien de plus que la définition de Dieu dans sa relation avec le monde, mais définition aperçue, saisie, reconnue, éprouvée avec une telle force et une telle simplicité que l'on ne peut plus ensuite douter de son évidence.

 

   Rencontre qui a toujours lieu en fonction d'une donnée précise et actuelle de notre existence. Dieu ne se révèle jamais que pour nous enjoindre d'accomplir ce qu'il veut ou nous transformer, afin que nous devenions capables de le servir de telle ou telle manière. C'est un jeune paysan de vingt-cinq ans, déjà fiancé, qui entend soudain au milieu du vacarme d'une fête de village : " Je veux que tu m'aimes comme Xavier ". Il comprend ensuite qu'il lui faut laisser là ses champs et sa famille, alors qu'il ne lui était jamais venu à l'idée auparavant qu'il pourrait devenir prêtre. 

Sur la jetée d'un port du continent américain, cette jeune fille se souvient d'une phrase qui lui a été dite récemment et dont le sens lui échappe tout d'abord. Mais s'apercevant qu'elle doit tout quitter pour Dieu elle se cabre. Des années de torture passent, au terme desquelles elle se rend à celui qui l'avait appelée et dont elle souhaitait se détourner. On pourrait multiplier les exemples, qui ne concernent pas uniquement d'ailleurs la vocation religieuse ou sacerdotale. Emmanuel Mounier raconte dans une de ses lettres : " J'ai eu de très rares fois dans ma vie ce sentiment vif, cette quasi-certitude spirituelle sur une orientation capitale de ma vie : une première fois de manière fulgurante pendant une retraite, quand j'ai senti l'ordre intérieur (voilà que je parle parpaillot !) de lâcher la médecine et de faire de la philo. Une seconde fois sur notre mariage... et une troisième fois pour Esprit [la revue Esprit] et sa maison... Comme le jeune Descartes dans son rêve mystique, je me sens, je nous sens poussés par une main puissante... sur le chemin que nous avons commencé de tracer."

On fausserait donc complètement le sens de ces  interventions divines, si l'on ne voyait en elles que des démonstrations de force ou des révélations magnifiques, mais inutiles, sur les profondeurs de la divinité. Nous ne connaissons pas le Seigneur, si ce n'est à travers ses injonctions et ses désirs, par l'intermédiaire de son amour qui veut nous conduire et inventer pour nous ainsi que pour tous les hommes, des cieux nouveaux et une terre nouvelle.

C'est dire que cette rencontre peut avoir lieu de multiples façons et utiliser les occasions les plus inattendues. Pour certains elle se fera avec une soudaineté violente, pour d'autres elle apparaîtra toute naturelle au terme d'un long cheminement, comme il arrive de ces nappes d'eaux souterraines qui fécondent le sol durant des années, mais dont la présence même ne semble se découvrir que fortuitement : " Il était là et je ne le savais pas ; mais non, il était là depuis toujours et je le savais. Maintenant toutefois, et cela change presque tout, voilà que je connais son visage." Processus semblable à la découverte de quelqu'un que l'on côtoyait depuis longtemps et que l'on voit un jour, presque sans émotion, sans étonnement sous les traits d'un ami véritable. 

Dans une vie de réelle soumission au vouloir de Dieu, il serait étonnant que ne surgisse pas, de temps à autre, une forme de présence divine qui donne un sens à tout ce qui a précédé, comme une clarté qui, le matin, découvre au regard le chemin parcouru dans la nuit.

 

   Que la venue de Dieu prenne l'aspect d'une lumière aveuglante et presque brutale, qu'elle terrasse et brise, ou qu'elle se fasse dans nos existences sans même que nous y ayons pris garde, cela importe peu. L'essentiel, c'est que notre Seigneur vienne à notre rencontre quand bon lui semble et qu'il puisse, à sa guise et selon ses intentions, que nous ne percevons pas tout d'abord, venir courber nos destins pour nous faire retourner à lui. Sans nul doute, beaucoup de chrétiens ont fait cette expérience de l'intervention divine, semblable à celle de tant d'hommes dont parle la Bible, des patriarches jusqu'aux prophètes et aux Apôtres, mais il leur a manqué de pouvoir  la déchiffrer, parce qu'ils n'y étaient pas préparés, ou que leur attention ne s'était pas portée dans ce sens.     

 

 A suivre...   

"Une initiation à la vie spirituelle" - François ROUSTANG -

DDB coll. Christus 1961

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