La rencontre avec Dieu (suite)
A l'opposé de ceux pour qui le christianisme n'est rien de plus qu'une morale, il s'en trouve d'autres qui le réduisent à une vie secrète, dont le seul domaine est l'intimité de l'âme. Le Dieu que nous adorons n'est pas, en effet, seulement celui qui énonce des devoirs, mais le "Dieu sensible au cœur".
L'essentiel de la religion se vit au dedans, en ce lieu caché à tous les regards, en cet univers intérieur dont la richesse et la variété ne le cèdent en rien aux paysages de la terre. Les gens actifs, en mal de l'organisation de ce monde et tournés vers le dehors, ne soupçonnent pas l'existence d'un autre côté des choses, et ils ont même tendance à mépriser ceux qui s'y attardent. Pourtant, si Dieu est immanent au monde et à chaque être, il faut le chercher par-delà les apparences et partir à la découverte du continent perdu où nous serons toujours seuls à pénétrer.
C'est au moment de l'adolescence que, le plus souvent, des yeux nouveaux sont donnés pour percevoir ce monde de pensées et de sentiments jusqu’ alors insoupçonnés. Nous ne voulons plus alors d'un christianisme imposé du dehors, mais une religion en accord avec les profondeurs de nous-mêmes, justifiable dans ses moindres détails et susceptible d'être comprise. Les pratiques extérieures intéressent dans la seule mesure où nous sentons leur vérité et leur signification, de telle sorte que nous rejetons les contraintes qui ne peuvent s'intégrer à nos conceptions de l'homme et du monde.
Occupés par la difficile découverte de notre moi, nous ne voulons pas nous soucier de sortir de nous-mêmes pour trouver les autres. Il semble donc plus important, en vue du progrès de notre vie chrétienne, d'adhérer vraiment à notre être en ce qu'il a d'unique. Dieu, qui est au-delà de l'univers, est également dans le monde pour lui donner vie et consistance. Dans cette perspective, il est donc légitime, de considérer le christianisme comme une doctrine apportant à chacun son bien propre et non comme une loi d'airain encline à confondre sous le même joug impersonnel la variété des hommes.
Si justifiée qu'elle puisse être, l'affirmation de l'immanence de Dieu au monde, qui repousse une manière judaïsante d'envisager notre religion, entraîne fatalement vers une forme larvée du paganisme. La morale, par exemple, va perdre son caractère de généralité pour se dissoudre en une poussière de règles que chacun, selon ses sentiments et dans les limites de son intelligence ou de ses possibilités, se donnera à lui-même en fonction des circonstances.
Sous prétexte de s'adapter à la complexité des situations et des personnes, assuré que Jésus-Christ n'est pas venu pour écraser mais pour délivrer, on taille, dans la forêt des principes intangibles, les plus flexibles comportements. Tout cela cache assez mal une confusion entre la présence divine en toutes choses, respectueuse de chacun, et le jaillissement d'une spontanéité enivrée de sa propre autonomie. On est alors aux antipodes de la rude éducation entreprise par la loi morale, qui contredisait les instincts, mais qui détournait de l'infantilisme spirituel.
Tout chrétien est aujourd'hui plus ou moins contaminé par la frénésie d'affirmation de l'homme, ébloui par les pouvoirs remis en ses mains. Il prétend pousser à ses conséquences extrêmes la vérité de l'Incarnation du Christ : puisque Dieu s'est fait homme et qu'il a osé nous faire entendre notre ressemblance avec lui, c'est de nous seuls que doivent sortir les conduites et les entreprises de chaque jour ; et nous ne devons jamais accepter de nous soumettre aux ordres meurtriers qui nous viennent de l'extérieur. Nous voulons nous poser nous-mêmes comme des personnes libres et conscientes, capables de forger leur destin, parce que Dieu n'est plus seulement le personnage lointain régnant dans le ciel, mais qu'il est parmi nous et qu'il refait l'univers en nous et par nous.
Sous ces allures prétentieuses qui se veulent adultes, c'est l'adolescence de notre christianisme qui se révèle dans son besoin de s'opposer au père de famille pour affirmer une personnalité encore vacillante. Il n'est pas question ici de faire le procès de notre époque, mais de montrer que la découverte de l'intériorité, où nous pensons trouver Dieu, va de pair avec la prétention de l'homme de se faire le juge de son action. Mais pour que la foi puisse s'élargir et s'épanouir, il est nécessaire d'en passer par ce stade. Si elle n'a rien de commun avec un narcissisme, où la conscience cherche à se justifier dans le miroir qui lui renvoie son image, elle ne saurait se passer d'un retour à l'intérieur pour saisir que Dieu veut réellement venir en nous et devenir lui-même, comme Esprit, la source de notre être, de nos pensées et de nos actions. Il est bon aussi de rejeter la figure d'un Dieu de contrainte se plaisant à contredire nos désirs et nos goûts, pour déceler en lui la bonté soucieuse de notre seul bien.
Dans ces conditions, il est normal que la découverte de la vie intérieure et le besoin d'épanouissement conduisent à la mise en question des idées reçues et des principes acceptés par le milieu. A ce niveau, nous ne les rejetons pas, sans doute, pour rencontrer Dieu plus profondément, mais parce qu'ils nous tuent de leur lettre. Si impure que soit cette révolte, elle peut servir de pierre d'attente à la vie spirituelle, car, pour s'en remettre à l'Esprit de Dieu, il faut avoir ressenti la force et la faiblesse cachées dans le cœur humain.
La soumission aux préceptes sociaux peut, en effet, rendre la conscience inaccessible au souffle d'en-haut et servir de rempart aux incursions de Dieu. Quand ces protections sont tombées sous nos coups, nous nous croyons un instant plus libres, mais c'est pour goûter, dans le moment qui suit, l'amertume d'une solitude incapable de se suffire.
Parce qu'il existe une distance infinie entre le sentiment de sa misère et la reconnaissance du Sauveur qui pourrait en délivrer, on sera tenté cependant de suivre, d'une manière ou d'une autre, la voie empruntée par les mystiques païens. Au lieu d'affronter la souffrance, l'homme cherchera à s'en abstraire, et à la nier progressivement, en établissant en lui le domaine impassible où vient se fixer l'éternel demi-sourire du bouddha.
Pour assumer la douleur, la peine et la mort, pour leur donner un sens, il fallait l'audace de Dieu. La sagesse humaine cherche à s'en prémunir par la fuite en un monde intérieur où rien ne se passe plus, et où l'ignorance de tout drame est l'unique moyen de ne pas le voir surgir. Ne sommes-nous pas souvent, dans notre vie intérieure, en quête de cette invulnérabilité bienheureuse ou de cette insensibilité en laquelle une humanité si nombreuse, ignorante du Christ, a voulu voir la suprême vertu ?
On a dénoncé maintes fois la religion comme un refuge mensonger ; comment nier que chacun de nous, au lieu de s'y tourner vers Dieu, y cherche d'abord son repos et qu'il en attend davantage un baume pour panser ses plaies qu'une lumière le contraignant à se changer ?
Lorsque notre conscience devient la pierre de touche, la négation de la souffrance va de pair avec celle des autres et du monde. Auprès de la richesse et du calme intérieurs, les événements et le cours de l'histoire ne peuvent être que des illusions promises à s'évanouir comme elles sont apparues. Si le chrétien ne formule pas ainsi les mobiles qui le gouvernent, il rejoint cependant dans la pratique, ces métaphysiques stérilisantes et figées, qui rêvent, non d'arrêter le mouvement de l'univers, mais de l'oublier à jamais : seule compte, en effet, l'absorption de plus en plus totale du moi dans un absolu sans forme ni figure, fort semblable au néant.
Les chrétiens qui accordent une valeur exclusive à l'immanence de Dieu au monde, à l'autonomie de la personne et à l'épanouissement de l'homme, ne se trompent pas en voyant là des traits caractéristiques de leur religion. Mais leur tort est de ne pas affirmer, en même temps, les vérités contraires. Ils ne se rendent pas compte que ce sont là de résultats que l'homme est incapable d'atteindre par ses propres moyens. Oubliant qu'il faut attendre le salut de Jésus-Christ et que nul n'est capable de se le donner, ils veulent toucher immédiatement le terme de la vie unitive dans lequel tout sera en nous, parce que Dieu sera notre seul bien.
Pareille attitude en vient à confondre l'Esprit Saint avec l'omniprésence vague d'un moi, coextensif à l'univers par ses désirs, et peut-être surtout par ses songes, à moins qu'elle ne prétende porter toutes choses à leur achèvement en se rendant absente de tout, comme s'il suffisait de s'aveugler pour abolir les souffrances et les peines.
Mais, réintégrées dans l'ensemble de la vérité chrétienne, ces affirmations demeurent valables. Il n'est pas, en effet, de vie spirituelle possible sans la conviction que la richesse de tout l'univers est contenue en chacun, que le Dieu venu parmi nous peut être cherché en ce monde, et qu'enfin il ne veut rien d'autre que notre plus grand bonheur. Mais toutes ces certitudes ne sont rien de plus que des mirages, lorsqu'elles sont seules à nous guider. De même que la transcendance divine, lien des hommes par le moyen de la Croix, devient une caricature du christianisme lorsqu'elle prétend rendre compte de toute la réalité, de même l'immanence de Dieu qui fonde l'autonomie de la personne et la mène à sa plénitude, se pervertit en une suffisance où elle néglige les affirmations opposées.
Seul un authentique dialogue avec Dieu est capable de donner aux caractéristiques de la vie intérieure leur sens et leur portée, c'est-à-dire de fonder la connaissance de soi sur celle du Seigneur, de chercher non l'ataraxie, mais la paix engendrée par la mort à soi-même, d'obéir enfin au Maître intérieur qui seul pourra nous délivrer et nous faire comprendre que les règles énoncées par l'Eglise sont une figure de l'Esprit. Il faut donc essayer maintenant de mieux saisir en quoi consiste dans sa profondeur notre relation à Dieu.
A suivre...
"Une initiation à la vie spirituelle" - François ROUSTANG -
DDB coll. Christus 1961