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04. Jean prophète au désert

   Arrivons cependant à notre prophète, à ce Jean-Baptiste, dont l'autre Jean a pu écrire en tête de son ouvrage :  Celui-là, du moins, vint pour le témoignage. (Jean 1,7)

Luc, qui va s'étendre plus  que les deux autres synoptiques sur la prédication du précurseur, s'étend moins que sur la présentation. Il la rend toutefois très expressive. Il rappelle ce qu'il a écrit dans l'évangile de l'enfance. Ce Jean est fils de prêtre; il va faire oeuvre de prophète. Cette parole de Dieu, qui tomba sur le fils de Zacharie, s'en alla le chercher dans le désert et non point dans le Naos où avait officié son père. Elle se posa sur lui, s'empara  de lui. Et lui s'en vint, sous la poussée d'en Haut, dans toute la vallée du Jourdain, prêcher un baptême de pénitence qui conduisait  à la rémission des péchés. La parole de Dieu fit sortir Jean du désert et, d'un ermite caché, elle fit un homme public. 

Marc et Matthieu disent bien cela tous deux ; mais ils ajoutent des précisions sur le succès de la prédication et sur le comportement du prédicateur. Matthieu le fait dans un style soigné, qui est très révélateur de sa manière :

C'est dans ces jours-là que se présente Jean-Baptiste. Il prêche dans le désert de Judée. Son thème est celui-ci : "Convertissez-vous, car le Royaume des Cieux est proche." Pour lui, il est l'homme dont il est parlé par le ministère du prophète Isaïe lorsqu'il dit : " C'est la voix de celui qui crie dans le désert : Préparez le chemin du Seigneur, rendez droits ses sentiers." Lui-même, ce Jean, avait son vêtement tissé de poils de chameau, avec une ceinture  de cuir autour de ses reins. Quant à sa nourriture, elle consistait en sauterelles et en  miel sauvage. Il se fit alors un mouvement vers lui, de Jérusalem, et de toute la Judée, et de toute la vallée du Jourdain. Les gens se faisaient baptiser par lui dans le fleuve du Jourdain, tout en confessant leurs péchés.  (Mt 3,1-6)

Marc fait, lui aussi, cette présentation, dans les mêmes termes que Matthieu, mais non pas tout à fait dans le même ordre, ni avec autant d'ordre. Il commence par citer la prophétie sur " la Voix du Crieur au désert ", qui se trouve en effet au livre d'Isaïe (Is 40,3-5). Il fait même précéder cette annonce d'une autre sur " l'envoi du Messager devant la face ." Cette citation  est mise plus tard  par Matthieu et par Luc sur les lèvres de Jésus à l'éloge de Jean (cf. Mt 11,10 ; Lc 7,27). Seulement elle est de Malachie (Mal 3,1) et non pas d'Isaïe, elle se trouve ici un peu déplacée ; il est permis de penser que c'est un glossateur ancien ou un copiste zélé qui est allé la prendre chez Matthieu et chez Luc pour la mettre aussi dans Marc, afin que le portrait du précurseur ne soit privé d'aucun élément marquant (Mc 1, 2-3).  C'est sous le couvert de cette référence aux anciens prophètes qu'est présenté Jean le Baptiseur, si conforme à ce qu'ils ont dit de lui, et qui les continue  si bien. (Mc 1,4)

   Aussitôt, Marc décrit la grande sortie que faisaient vers Jean toute la région judéenne et tous les gens de Jérusalem, et le baptême qu'ils recevaient de lui dans le fleuve du Jourdain en confessant leurs péchés (Mc 1,5). Par cette région judéenne, Marc désigne tout ce qui est pays juif en deçà comme au-delà de la rivière : sa géographie pour la mission de Jean est donc aussi étendue que celle de Matthieu Marc décrit à la fin le vêtement et l'alimentation de son prophète avec une brièveté admirative : Ce Jean n'avait pour tout habit que du poil  de chameau et une ceinture de cuir autour des reins ; il mangeait des sauterelles et du miel sauvage (Mc 1,6).

   Matthieu est le seul qui nous dise dans quel désert est apparu Jean le Précurseur. Il dit même avec une certaine emphase " le désert de la Judée ", comme s'il voulait indiquer par là dans le pays toute la partie austère, où de saints hommes pouvaient se retirer plus près de Dieu et entrer dans de plus intimes communications avec Lui. Il faut entendre par cette désignation la région montagneuse et, en effet, un peu sauvage, qui s'étendait à l'orient de Jérusalem et descendait  par des paliers abrupts, soit vers la riante plaine de Jéricho, soit vers la mare stagnante de la mer Morte. Il ne faut d'ailleurs exagérer, dans cette affaire de Jean et de sa retraite au désert, ni le caractère de la retraite, ni celui du désert. Que vous placiez ce désert un peu plus au nord, à l'est d'Ephraïm, ou un peu plus au sud, à l'est de Bethléem et même d'Hébron, ce n'est pas un Sahara. C'est plutôt un pays fortement vallonné, une terre ravinée, une steppe rugueuse, bosselée, caillouteuse, desséchée ; à cause de cela, difficile à cultiver, et, par suite, fort peu peuplé. Au printemps, ces terres se couvrent de verdure et servent de pâturages aux chèvres et aux moutons. On y rencontre pourtant quelques champs de céréales autour des villages et des fermes, et aussi quelques hauteurs boisées où des bûcherons font leurs coupes. 

   Élevé dans "les déserts " de cette nature, comme nous l'apprend l'évangile de l'enfance (cf. Lc 1,80), Jean continue d'y vivre encore au moment de sa manifestation à Israël. Selon toute apparence, c'est là qu'il est lorsque sa renommée commence, et c'est là que les gens vont le voir. " Qu'êtes-vous allés contempler dans le désert ? " leur dira Jésus (Mt 11,7 ; Lc 7,24). Il me semble que nous pouvons nous représenter jean comme une espèce d'ermite. De bonne heure, il a été séparé de ses parents, mais non pas sans doute d'une manière absolue. Il a mené la rude vie des habitants du désert d'une façon assez habituelle, mais peut-être pas continuelle. Il se nourrit volontiers comme font à l'occasion les bergers et les petites gens de ces régions. Il n'est pas en peine de découvrir, dans les troncs d'arbres ou dans les fissures de rochers, de pleins rayons de miel sauvage ; il en savoure l'arôme et n'en déteste pas l'appétissante amertume. Il sait attraper les grosses sauterelles de ces pays secs, en décortiquer les parties dures et faire griller les chairs sur la braise. Evidemment, ce n'est pas ce que l'on sert dans les palais royaux (cf. Lc 7,25) ; mais ce sont les friandises du désert. Cet ermite n'est pas vêtu non plus d'étoffes moelleuses (cf. Mt 11,8). Il affecte même un accoutrement un peu exceptionnel, un peu étrange, qui peut-être le signale à l'attention. Ce n'est cependant pas un costume inouï, puisqu'au dire de la Bible, on l'a vu jadis au grand Elie (cf. 2 Rois 1,8), et depuis à des confréries de nabis, selon le témoignage de Zacharie, le dernier grand prophète ( cf. Zac 13,4). Tunique tissée de poils de chameau, ceinturon de gros cuir, c'est le costume qu'on voit encore porté par des Bédouins nomades. Ce n'est pas moelleux, en effet ; mais cela est inusable et ne demande pas beaucoup 'entretien. Jean se présente comme un pauvre et comme un ascète : un ermite qui prie et qui fait pénitence. C'est comme tel que d'abord il est connu. Il ne mange ni ne boit, dira t-on de lui ; sa réputation de jeûneur sera si bien établie que les beaux esprits le diront possédés du démon. Toujours est-il que sa manière de vivre et sa présentation extérieure feront contraste avec celle de Jésus (cf. Mt 11,18-19 ; Lc 7,33-34). 

N'exagérons pourtant pas non plus sa séparation d'avec le monde. Jean a vu le paysan nettoyer son aire, vanner son blé et le monter au grenier. Qui sait s'il n'est pas venu, lui l'ermite charitable, donner un coup de main dans les fermes au moment des grands travaux ? De même, il a vu les forestiers mettre la cognée à la racine de l'arbre et les fermiers déraciner de leurs vergers ce qui ne fait pas de bons fruits. Jean est aussi près de la nature que le sera Jésus. Ils sont de la campagne tous les deux, et aussi proches du paysan l'un que l'autre. 

   Sous la poussée de l'inspiration, et pour l'accomplissement de sa mission, le saint ermite va devoir quitter son désert. Nous le voyons descendre de la montagne, étendre sa prédication dans la vallée du Jourdain. Nous le trouverons opérant sur deux points différents, qui sont l'un à l'est et l'autre à l'ouest du fleuve, toujours dans la plaine et à proximité des eaux. Aucun évangéliste ne nous le montre jamais ni dans les villes ni même dans les gros bourgs. Il y a des foules autour de lui, mais il ne va pas les chercher, ce sont elles qui viennent à lui. Les gens " sortaient de chez eux et s'empressaient vers lui ". Marc et Matthieu ont le même verbe pour signaler cette "sortie". Il semble que la grande ville surtout  soit demeurée très étrangère à Jean. Il ne s'est même pas dérangé pour les gens de Jérusalem ; ce sont eux qui se sont déplacés pour  aller à lui.

Quand nous constaterons le respect qu'il inspire   à Hérode (Antipas) et l'influence qu'il exerce sur ce tétrarque, nous serons en droit de nous demander si le prophète n'est pas allé parler au prince jusque dans la capitale de celui-ci à Tibériade.  Il est donc possible que Jean ait été vu parfois dans le palais des rois ; mais ce ne fut qu'en passant, et pour les intérêts de Dieu. Le précurseur du Christ est resté l'homme du désert, l'ermite étrange, le nabi très inspiré que tout Israël s'en vient contempler comme un phénomène religieux. Jésus lui-même insistera sur cette curiosité sacrée qui a poussé vers Jean tout un peuple. (cf Mt 11,7-11 ; Lc 7,24-28).

   De grands prophètes, sur qui se fût véritablement posée la parole de Yahvé, il n'y en avait plus eu depuis le temps déjà lointain des Maccabées. [ "Les Maccabées, Macabées ou Macchabées sont une famille juive qui mena la résistance contre la politique d’hellénisation pratiquée par les Séleucides au IIᵉ siècle av. J.-C. et soutenue par une partie des élites juives hellénisées. Ils fondèrent la dynastie des Hasmonéens." Wikipédia]. Aussi c'est une émotion dans le pays lorsqu'on sait qu'il y en a un, et un vrai, au désert de Juda. L'évangile  ne dit pas comment le fils de Zacharie a fait connaître à ses contemporains qu'il était l'homme de Yahvé. Il est à remarquer, l'évangile le note (cf. Jn 10,41) qu'il ne fait pas et ne fera pas de miracles. Il faut donc qu'il se fasse connaître, comme l'ont fait la plupart des prophètes du temps passé, uniquement par la sainteté de sa vie et par la pureté de sa parole et de son action. Les gens sont saisis de voir cet ermite prier si bien : ils se recommandent tout naturellement à ses prières. Il leur apprend à prier. Il leur apprend aussi à bien penser. Ils sont frappés de l'élévation de son esprit et de la justesse de ses vues. La rigueur de sa pénitence, la sincérité et la parfaite intégrité de ses mœurs, son désintéressement total des biens de ce monde, achèvent d'impressionner le peuple. A ce spectacle, les saintes âmes s'émeuvent ; elles se communiquent leur émotion. La renommée de l'homme de Dieu se propage,  le mouvement se crée : on sort de chez soi, on se dérange pour aller voir l'ermite, on va vers lui comme en pèlerinage, on est avide d'écouter ce qu'il peut  avoir à dire. 

   Le mouvement est assez général pour que Marc et Matthieu puissent nous dire que toute la Judée s'ébranle, et Jérusalem en tête. Nous apprendrons par le quatrième évangile que la Galilée est touchée, elle aussi, puisque des jeunes gens de cette province et même de la haute vallée du Jourdain sont à l'école du prophète nouveau et parmi ses plus intimes disciples (cf. Jn 1, 40-43). Le prestige de Jean à ce moment-là est certainement comparable à celui des plus grands prophètes. Jean est digne d'eux ; il les égale, et même les dépasse. Nous ne risquons pas d'exagérer l'ampleur de sa mission. Elle connaîtra un vaste retentissement dans l'espace juif. Elle se prolongera dans la durée. Des années plus tard, Paul rencontrera des disciples de Jean jusque chez les Juifs de la Diaspora (cf Actes 18,25 ; 19,3). 

   Ce fut un beau temps que cette "manifestation de Jean à Israël ", comme Luc l'a écrit (cf. Lc 1,80) : une grande action prophétique, une visite de Dieu à son peuple. L'hiver est l'époque de l'année où les gens sont le plus libres, les hommes surtout ; nous ne voyons que des hommes dans l'entourage du Précurseur ; du moins l'évangile ne nous montre qu'eux. Il ne fait pas mauvais, même l'hiver, dans ce creux de la vallée du Jourdain. Les bourgeois de Jérusalem peuvent, sans trop encourir les intempéries, se risquer dans cette plaine, voire se baigner dans les eux du fleuve. Souvenons-nous que toute cette vallée, dont les trois synoptiques font tant sonner le nom à nos oreilles en ce début de leurs évangiles, est une vaste dépression où la mer de Galilée est à 208 mètres et la mer Morte à 394 mètres au-dessous du niveau de la Méditerranée. De l'une à l'autre, le Jourdain déroule son cours sinueux sur plus de 110 km, au milieu d'une plaine qui en a rarement moins de dix de largeur et qui, sur plusieurs points, en atteint plus de 20. Comme cette plaine se s'élève guère au-dessus du niveau de la rivière, les gens lui donnent précisément ce nom de " ghôr ", qui veut dire " le bas pays ". A peu de distance, côté est, les monts de Galaad et les monts de Moab, et, côté ouest, les monts de Samarie et ceux de Judée, lui font des protections qui atteignent des hauteurs de plus de 1000 mètres à partir du fond de la vallée. Il n'y a peut-être pas sur notre globe une seule autre région qui soit, sur une telle étendue, aussi enfoncée que l'est celle-ci. C'est dans ce creux de la terre que Jésus va se produire, et son précurseur avant lui. 

   Jean est d'abord un prêcheur. Lui-même se définit comme un crieur public. Il se flatte de n'être rien de plus. Le verbe dont se servent les trois synoptiques [i.e  Matthieu, Marc et Luc] pour caractériser la prédication la prédication de Jean est celui qui indique l'annonce d'une chose, de la part d'une haute autorité, en forme officielle, par la voie du messager. Sous la plume de Luc, cette proclamation a tout  naturellement la tournure et le ton d'une bonne nouvelle : c'est déjà " l'Evangile ". En même temps, la prédication de Jean prend aussi l'aspect et la vigueur d'une pressante exhortation ; ce qui ne doit pas nous surprendre de la part d'un prophète qui se lève en Israël avec l'énergie et dans l'esprit d'Elie (Lc 1,17). Non seulement cette exhortation se répétait de multiples fois, mais elle se revêtait de multiples formes : Et voilà comment, à beaucoup de reprises, et de bien d'autres façons encore, Jean exhortait le peuple et lui annonçait la bonne nouvelle (Lc 3,18). Ce nabi n'avait pas peur de se répéter ; et il mettait beaucoup de conviction dans tout ce qu'il disait. 

   Jean le Baptiste prêche, en somme, deux choses : la nécessité de la pénitence et la proximité du Règne de Dieu. La seconde est prônée comme la raison pressante de la première ; mais la première confère à la seconde un sens très spirituel : s'il faut être sans péché parce que le Règne arrive, c'est la preuve  que ce Règne est d'abord un règne dans les cœurs.  Le premier thème est tout à fait dans la tradition des prophètes, dont Jean est le continuateur. Le second thème, esquissé aux heures critiques de l'histoire juive, est celui sur lequel va s'étendre le précurseur immédiat du Messie. 

   C'est en ce rôle de crieur public du Christ que les évangélistes voient en Jean le précurseur  le personnage annoncé dans la prédication du prophète Isaïe. Luc (Lc 3,4-6) a dû trouver le passage si parfaitement adapté à la situation, qu'il l'insère avec solennité et le cite dans toute sa longueur à la fin de sa présentation de Jean: " Tout à fait comme il est écrit au Livre des Discours du prophète Isaïe : voix du crieur au désert : " Préparez la route du Seigneur, rendez droits ses sentiers ; que tout ravin soit comblé, toute montagne et toute colline abaissées, les chemins tortueux rendus droits, et les routes raboteuses bien aplanies ; alors toute chair verra le Salut de Dieu (Is 40,3-5)" Ces métaphores si bien balancées devaient être pour Jean extrêmement expressives. Ne sont-elles pas l'image même de ce qu'il a toujours eu sous les yeux dans son désert ? Qui n'a vu ces sortes de pays ne peut s'en faire une idée. Si l'on reçoit dans un village de montagne quelque personnage de marque, il y a tout un tel travail à faire. Les sentiers sont à remettre en état : il y a des ravins à combler et des hauteurs à rabaisser, des tracés sinueux à rendre droits, et de rugueux à rendre doux. Dans l'ancienne prophétie comme dans la nouvelle, tout cela est symbolique. Un pareil état des routes figure l'état des esprits. Si vous voulez que Dieu se fraye un chemin vers eux et qu'il puisse ainsi étendre son règne en eux, il y a de grands vides à combler, de grands orgueils à rabaisser, des âmes tortueuses à rendre droites, et de rugueuses à radoucir. Ce sont là autant d'images parlantes de la pénitence prêchée par Jean, et de la réforme morale qu'il dit être urgente parce que le Règne de Dieu est proche. Un tel canevas peut offrir matière à d'éloquents développements pour un nabi ardent et judicieux.  

 

A suivre…

P.-R. Bernard,  O.P - Le Mystère de Jésus - Salvator, 1967 

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