Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

01. Des faits et des témoignages

Plusieurs déjà ont mis la main à la rédaction du récit de ces événements qui se sont accomplis parmi nous. Ils l'ont fait d'après ce que nous ont transmis ceux qui, dès le commencement, ont vu de leurs propres yeux, et ensuite sont devenus les ministres de la Parole. A cause de cela, il m'a semblé que je pouvais, moi aussi, puisque je me suis, depuis longtemps, minutieusement informé de toutes choses, en écrire pour toi, excellent Théophile, un récit bien ordonné, qui te permette de discerner la solidité des enseignements dans lesquels tu as été catéchisé. [Luc 1,1-4]

 

   Voilà en tête du troisième évangile un bon prologue d'historien. Il est le seul de ce genre. Car il y a bien aussi un prologue au quatrième évangile, mais c'est un prologue de théologien. Celui que vous venez de lire vous est dédié très courtoisement. L'auteur vous interpelle dans les termes les plus honorables : " l'excellent Théophile ", c'est vous. Le mot " Théophile " veut dire en grec " Ami de Dieu ". Beaucoup pensent que c'est un mot imaginé pour symboliser les disciples de Jésus-Christ ou ceux qui sont en voie de le devenir, à qui s'adresse l'ouvrage. Excellent est un terme un peu protocolaire, marquant le respect de l'écrivain pour son lecteur et pour les membres de cette première Eglise.

   Cet évangéliste prend la précaution de vous faire connaître et sa manière et ses raisons d'écrire. Il vous renseigne très honnêtement. Il vous prévient qu'il n'a pas été parmi les témoins des faits qu'il se propose de vous raconter. Il vous avertit que d'autres auteurs ont composé avant lui des récits. Il paraît distinguer ces rédacteurs de récits d'avec ceux qui d'abord n'ont eu qu'à être " tout yeux et tout oreilles " pour ne plus être ensuite que " les serviteurs de la Parole " . Cet aimable écrivain semble dire que, parmi ceux qui l'ont devancé dans l'art d'écrire, il y en a qui qui n'ont pas été plus que lui les témoins des événements. Ils ont écrit cependant. Ce qu'ils ont fait, lui aussi peut bien le faire. Il s'y croit d'autant plus autorisé qu'il déclare être " depuis longtemps très informé de tout ".  Il se sert, pour nous l'apprendre, d'une expression très forte. Elle signifie qu'il a été comme mêlé à toutes choses, littéralement " qu'il a suivi de près tout ce qui s'est passé ", par le soin " minutieux " qu'il a mis à s'en informer, et aussi par la chance qu'il a eue, au moins autant que les premiers rédacteurs, de voir ceux qui ont vu, et d'entendre ceux qui sont les ministres de la Parole et dont toute la vie n'est plus qu'un témoignage. Il laisse deviner par là qu'il n'est pas lui-même bien éloigné des événements. En outre, il a lu ce que ces premiers témoins, ou d'autres hommes qui étaient, comme lui, de leurs disciples, ont pu écrire. 

L'information  lui arrive ainsi toute fraîche, par sa double source orale et écrite. Il se dit en mesure , et il se sent en inspiration, d'écrire lui-même, à son tour, un récit qui ne soit pas une copie des précédents. Il se flatte même que le sien soit ordonné. Il veut dire sans doute : que tous les éléments soient cohérents et forment des groupements où l'ordre chronologique se trouve uni, lorsqu'il y a lieu, à un certain ordre logique. Il se flatte enfin d'avoir voulu composer un récit qui se tienne. Il s'exprime en cela comme un bon ouvrier. Il n'a certainement pas poussé ses rangements au préjudice des événements, puisqu'il assure que l'on pourra plus aisément, à l'aide de ce qu'il a écrit, vérifier la réalité de ce qui s'est fait. C'est même là le dernier mot de ce petit prologue et le but de tout l'ouvrage. 

   Un homme qui vous parle de cette sorte, vous ne le prenez pas pour un suspect, vous recevez volontiers son oeuvre, vous ne lui refusez pas la justice à laquelle il a droit. Nous devons bien à cet écrivain au moins autant d'égards qu'à l'historien Josèphe par exemple. Or, on a accueilli celui-ci avec une confiance presque sans mesure, et parfois avec un véritable manque de critique. Cependant, Josèphe est né seulement vers la fin de l'an 36 ou au début de 37. A cette date, l'auteur du troisième évangile était déjà adulte. Il était membre de la chrétienté avant le début du règne de Claude qui se place en janvier 41. C'était moins de dix ans après les événements. Luc a donc pu déjà, à une date aussi rapprochée des faits, inaugurer cette enquête intelligente et minutieuse qu'il dit avoir menée si longtemps. 

Cet homme fin et sympathique est  sensiblement du même âge que les apôtres. Il est de la même génération qu'eux. Il est de la génération au milieu de laquelle s'est accompli le mystère, et qui en est si profondément marqué. De là, dans le prologue susdit, ce "nous" qui est si expressif et qui confère à l'évangile une note si vive de proximité, d'intimité, à l'égard de la réalité. 

   Ce mystère s'est déroulé à un moment bien défini de l'histoire humaine, dans un pays très délimité, qui n'était qu'un tout petit canton dans un très grand empire, mais qui avait derrière lui près de vingt siècles de tradition religieuse et qui se faisait de son destin la plus haute idée qu'un peuple puisse se faire. Au moment voulu et annoncé, deux grandes âmes se dressent  au milieu de ce peuple , au creux de ce pays. De ces deux hommes, l'un prépare l'autre ; le premier met son honneur à s'effacer devant le second, et le second a vite fait de s'élever au-dessus du premier. L'un et l'autre font revivre les meilleures traditions du passé, et prendre forme aux aspirations les plus pures, les plus hautes. De grandes choses alors sont accomplies, dont plusieurs se présentent comme miraculeuses. De grandes paroles sont prononcées, dont beaucoup sont à elles seules plus que des miracles. Ce sont précisément  ces choses qui ont été vues, ces paroles qui ont été entendues. Un certain choix, très fragmentaire, des unes et des autres, a été mis par écrit et nous a été conservé. Voilà nos quatre Évangiles.  C'est à travers eux que nous allons chercher à découvrir le mystère. Lorsqu'on est à quatre à témoigner des mêmes faits, ce peut-être une force , mais ce peut-être aussi une faiblesse, pour le témoignage. 

Celui que porte les quatre évangélistes est d'autant plus impressionnant qu'il n'est pas concerté. Chacun d'eux affiche une indépendance. Nous nous appliquerons à les écouter dans cette indépendance même, et non point à les réduire à la concordance. Tous nous jettent en pleine réalité, sans précaution, sans introduction. Tous se présentent sous le voile de l'anonymat comme de simples rapporteurs des paroles et des actes, parce qu'ils en ont été les témoins, ou parce qu'ils ont écrit pour ainsi dire sous la dictée et selon l’information de ceux qui ont été les principaux témoins. 

   Ces quatre récits existent. Ils comptent parmi mes ouvrages qui ont été le plus souvent copiés, transcrits, traduits et imprimés. Ils ont été et ils demeurent la proie de toutes les investigations de la critique tant interne qu'externe, en même temps qu'ils sont un objet de vénération pour beaucoup d'esprits, et qu'ils sont canonisés dans la grande Eglise. Ils se prêtent à tout un véritable culte ; mais ils font bonne figure aussi à toute la critique. Ils demandent seulement qu'on les prenne pour ce qu'ils sont, non pour des suspects qu'on accuse, mais pour des témoins qu'on écoute et qu'on explore. Même à leurs amis, ils ne demandent pas qu'on s'ingénie d'abord à les défendre, mais qu'on s'applique surtout à les comprendre. Quoiqu'ils soient anonymes, une tradition assigne des auteurs à ces quatre évangiles. La science la plus sévère n'a rien à objecter de décisif à cette attribution. Celle-ci n'est donc point simplement vénérable ; elle n'est pas sérieusement attaquable.

   Dans la rédaction des évangiles, tels que nous les avons en mains, Marc jouit d'une priorité de plus en plus reconnue : priorité pour le temps de la parution, et encore plus pour le plan de la composition.  Marc n'est pourtant pas un témoin des faits. Seulement, écouter Marc, c'est entendre Pierre. Matthieu vient en second. Il est probable qu'il a colligé et même publié, peut-être en araméen, une première édition de son évangile, contenant, à ce que l'on croit, surtout les paroles du Seigneur. Lorsque Matthieu eut connaissance de l'évangile de Marc et qu'il y reconnut la frappe de Pierre, il composa en grec une seconde édition du sien. C'est celui que nous avons maintenant sous son nom : nous y trouvons insérés en bonne place, dans le plan de la catéchèse de Pierre, les discours recueillis par le scribe diligent qu'était Matthieu. - Luc paraît en troisième. Nous savons comment il se présente : il nous le dit lui-même. Nous verrons quels précieux renseignements il nous apporte, en plus de Marc et de Matthieu. Cependant, tout inspiré qu'il est, et si parfaitement informé qu'il soit, il ne se sent pas l'autorité suffisante pour modifier le plan de composition. Il ne doit pas ignorer que ce plan vient de Pierre, qui est le premier des témoins et le premier ministre de la Parole. Nous verrons comment Luc s'y est pris pour introduire dans son ouvrage les informations considérables qui lui étaient propres et qu'il avait puisées à des sources très sûres. 

Enfin, assez longtemps après les autres, mais peut-être pas aussi longtemps qu'on le dit, paraît l'évangile de Jean. Ici, l'auteur, sans toutefois se dévoiler entièrement, se présente non seulement comme un témoin oculaire, mais comme quelqu'un qui fut dans l'amitié de son héros ; on peut même dire : de ses héros, puisqu'il se donne comme ayant été le disciple du Précurseur avant d'être le préféré du Maître. Comme tel, il jouit naturellement d'une autorité suffisante pour rédiger son évangile au gré de ses souvenirs et de son inspiration. Il ne s'est pas privé de le faire. Malgré leurs divergences, les trois premiers évangélistes restent synoptiques ; mais le quatrième fait presque toujours bande à part. Nous regarderons de près ce qu'il ajoute à ses devanciers ; il les connaît certainement, et les respecte ; nous examinerons comment il les complète, voire les corrige, tout en s'accordant à eux et en leur rendant hommage. 

   Je ne veux pas m'attarder plus à des préliminaires ni sur la date ni sur les modalités de la composition des évangiles. Ce que j'en dirais, on peut aujourd'hui le lire en maints ouvrages. Ce que je ne puis toutefois m'empêcher d'observer, c'est que ces récits évangéliques me paraissent avoir été retenus et consignés dans leur fond, sinon rédigés dans leur forme, à un stade tout à fait primitif, qui ne peut être que celui de la première génération chrétienne. Nous serons à tout instant frappés de cette ambiance contemporaine. Dès l'origine, ce fût là une condition primordiale : pour parler du mystère de Jésus, il fallut y avoir été mêlé. On cherchait le témoin, et non pas seulement le témoin de passage ou de circonstance, mais le témoin qui eût suivi l'affaire depuis le commencement jusqu'à l'achèvement. Voyez ce que réclame Pierre lorsqu'il  veut, entre l'Ascension et la Pentecôte, faire élire un remplaçant à Judas : " Il y a - dit-il - des hommes [de valeur] qui sont venus avec nous pendant tout le temps que le Seigneur a fait ses entrées et ses sorties parmi nous, depuis ses débuts à partir du baptême de Jean jusqu'à la journée où il a été enlevé du milieu de nous ; eh bien ! c'est l'un d'eux qui doit devenir avec nous un témoin de sa Résurrection ". (Act 1,22-23) Jean lui-même, qui sera pourtant le dernier  à publier ses mémoires, insistera sur la qualité de ses souvenirs : " Ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons eu en spectacle et que nos mains ont palpé... c'est cela même que nous vous annonçons." (1 Jn 1, 1-3)

Même chez ceux qui n'affichent pas cette préoccupation, elle se voit. Marc, par exemple,encore qu'il écrive sans apprêt et sans prétention, donne plus que tout autre la sensation de la réalité vécue. Et Matthieu, bien qu'il ait un style et des tableaux beaucoup plus étudiés, ne nous éloigne jamais de l'événement. Sans même le chercher, nos évangélistes recréent le climat des faits et des discours : ils les mettent dans une atmosphère de crédibilité, ils en font respirer l'authenticité, ils en font ressentir la vérité. A cet égard, des textes aussi réfléchis que les leurs dénoteraient un raffinement de création et même de ruse littéraire dont il y aurait sans doute peu d'exemples dans la littérature universelle, s'ils ne s'expliquaient bien plus simplement par le voisinage même des choses et par la profonde empreinte de celles-ci. 

   La singularité du mystère justifie celle du témoignage. Le cas est si spécial qu'il a suscité un genre spécial. Né dans des circonstances d'une originalité unique, nos évangiles constituent une variété nouvelle, aussi bien dans la Bible que dans la littérature en général. Les plus lettrés des évangélistes, Matthieu, Luc, peuvent bien s'inspirer par-ci par-là, le premier de la concordance avec les Prophètes, le second de l'imitation des Septante ; au fond, rien ne leur a servi de modèle, que le mystère même dont ils sont les rapporteurs fidèles. C'est pourquoi je dis qu'un rapport aussi direct, bien que par certains côtés aussi imparfait, et cependant si vivant, si impressionnant, n'a pu se former qu'au contact même des événements. Les évangiles nous empoignent sans ménagement. Si vous vous donnez la peine de rechercher constamment, sous l'humble sens grammatical, le véritable sens littéral, si vous pesez mot à mot chacune de leurs phrases, vous êtes dans l'admiration de ce qu'ils vous disent. Et, à mesure que vous les lisez, vous voyez se révéler à votre esprit, et même se refléter sous vos yeux, le grand personnage dont ils sont tout remplis. Ils ne tracent pas, à proprement parler, une histoire de sa vie : il y a trop de lacunes dans leurs récits, trop de choses que l'historien veut savoir et qu'ils ne disent pas. Ce qu'ils nous livrent est infiniment mieux qu'une histoire: c'est le véridique portrait de la Personne et l'image même de l'Oeuvre, c'est tout le déroulement du Mystère. 

 

      A suivre...

P.-R. Bernard,  O.P - Le Mystère de Jésus - Salvator, 1967 

                                           

Les commentaires sont fermés.