Le premier "évangile", la première "bonne nouvelle" que nous ayons eue de Jésus-Christ, ce n'est pas l'évangile de ses origines ni de sa vie cachée, c'est celui de sa vie publique. Quand Jésus a paru en son temps et devant son peuple, il s'est manifesté à l'âge d'homme et il est entré dans la carrière comme de plain-pied. Ce qui a été divulgué à son sujet, soit sur-le-champ,soit par la suite, c'a été cette manifestation même, cette carrière mouvementée de Jésus. Or, cet évangile de la vie publique commence lui-même par le récit du ministère de Jean-Baptiste. Jésus est entré sur la scène de ce monde à la suite et comme dans le rayonnement de Jean. " Celui qui vient derrière moi, disait Jean-Baptiste, est plus fort que moi." (Mc 1,7 ; Mt 3,11 ; Jn 1,15.30) " C'est depuis les jours de Jean, dira Jésus lui-même, que le Royaume des Cieux est pris de force."(Mt 11,12 ; Lc 16,16). La Révélation du mystère de Jésus a donc commencé par la mission de Jean. Et pareillement, l'Evangile que nous avons de ce mystère doit commencer par ce souvenir de Jean.
Là-dessus Marc est formel, dès les premiers mots de son récit. Après la citation d'Isaïe faite pour donner au tableau un fond biblique (Mc 1,2-3), l'exorde de l'évangile est la venue même du précurseur. "Le commencement de l'évangile de Jésus Christ, Fils de Dieu, c'est quand parut Jean le Baptiseur". (Mc 1,1.4) Matthieu inaugure, lui aussi, le récit de la vie publique par un abrupto plein d'emphase et de solennité : "Dans ces fameux jours-là se présente Jean-Baptiste". (Mt 3,1) Le verbe employé par Matthieu indique une soudaine et vive apparition, ornée d'un grand rayonnement, et investie d'une force d'en Haut. L'expression dont Luc se sert à son tour, dans le cadre historique que nous allons relever tout à l'heure, a quelque chose de plus sacré encore et semble d'inspiration biblique. Il écrit : "Une parole de Dieu", ou bien : "La parole de Dieu fut sur Jean, le fils de Zacharie." (Lc 3,2) C'est la tournure employée pour les plus grandes communications faites par Dieu à des prophètes qui comptent parmi les plus illustres : à Elie, à Isaïe, à Jérémie, à Ézéchiel (cf. 1 R 17,2 ; Is 37,4 ; Jr 1,4 ; 2,1 Ez 1,3, etc.) Au livre d’Ézéchiel il est dit notamment : " La parole de Yahvé fut sur lui... et la main de Yahvé fut aussi sur lui." (Ez 1,3) Une telle manière de dire, qui revient souvent chez ce prophète, signifie que la puissance divine s'empare de quelqu'un pour faire de lui l'homme de Yahvé. Dans la pensée de nos évangélistes, sans l'ombre d'un doute, Jean a été un nabi de cette sorte, c'est-à-dire un grand inspiré, un prophète de premier ordre.
Matthieu emploi, pour le désigner, le surnom de Baptiste. C'est celui qu'on a dû lui donner de bonne heure, et sous lequel il va passer à la postérité : c'est à peu près l'équivalent d'un nom propre, " Jean le Baptiste". Marc l'appelle littéralement " le Baptiseur ". Le mot est moins conventionnel, plus naturel : c'est ainsi que ce rude homme devait être désigné par ses contemporains, Judéens ou autres, qu'il avait précipités dans les eaux de la pénitence. Le troisième évangéliste - Luc - lorsqu'il donne le surnom, ce qu'il ne fait que rarement, prend celui de Matthieu et non celui de l'évangile de Marc. Quant au quatrième évangéliste - Jean - qui a tant de respect pour le précurseur, il écrit simplement ceci, mais il l'écrit jusque dans le prologue à la louange du Logos [le Verbe de Dieu], avec une solennité qui dépasse les autres présentations : " Il advint un homme véritablement envoyé de Dieu : son nom était Jean."
Les quatre évangélistes sont d'accord pour faire à Jean le Baptiste une place de premier plan et pour lui assigner un rôle providentiel, à l'entrée en scène de Jésus lui-même. Les trois synoptiques [Mt, Mc et Lc] vont écrire leur témoignage au sujet de Jean le Baptiste dans ce commun accord. Ils vont dépeindre en des termes assez semblables, quoique d'une manière indépendante , l'homme et l'oeuvre [Mc 1,1-11 ; Mt 3,1-17 ; Lc 3,1-20]. Luc se distingue comme particulièrement bien renseigné. Il est plus abondant que les autres en détails concernant la prédication de Jean et le ministère de direction [spirituelle] exercé par lui. Dans la suite de leurs ouvrages respectifs , Marc et Matthieu raconteront au moment de son martyre l'emprisonnement du précurseur [Mc 6,17-20 ; Mt 14,3-5]. Luc, qui donne un premier exemple d'un ordre logique ajouté à l'ordre purement chronologique, insère à la suite de la première présentation la triste affaire de l'emprisonnement [du Précurseur]. Il y voit une façon impressionnante d'achever le portrait de Jean, en montrant comment la mission de ce saint homme a été brisé en plein éclat (cf. Lc 3,19-20). Luc ne racontera pas la décapitation ; Marc et Matthieu seront seuls à la décrire (cf. Mc 6,21-29 ; Mt 14,6-12) Luc connaît pourtant ce crime d'Hérode, puisqu'il se retrouve avec les deux autres évangélistes pour dire que le roi était hanté de l'image du nabi qu'il avait eu la faiblesse de faire décapiter (cf Lc 9,7-9 ; Mc 6, 14-16 ; Mt 14, 1-2) Luc et Matthieu racontent aussi le message que Jean, du fond de sa prison, envoie à Jésus avec la réponse de Jésus et le bel hommage rendu par lui à son précurseur (cf. Lc 7,18-35 ; Mt 11,2-19). Enfin, Marc et Matthieu seront seuls à rapporter l'importante parole où Jésus dit que Jean c'est Elie, confirmant ainsi la haute idée qu'on doit se faire du précurseur (cf. Mc 9,9-13 ; Mt 17,9-13). Le témoignage du quatrième évangile relativement à la personne et au rôle de Jean n'est pas moins considérable en étendue comme en qualité. Jean le Baptiste a fait sur Jean l'évangéliste une impression qui fut profonde et ineffaçable. Nous verrons plus loin en quoi les données du quatrième évangile corroborent celles des trois premiers.
A suivre...
P.-R. Bernard, O.P - Le Mystère de Jésus - Salvator, 1967