Sur chaque grain, on récite une prière, c'est-à-dire des paroles empruntées soit à la Sainte Ecriture, soit à la tradition chrétienne.
La parole, le mot, est quelque chose de très riche, de vivant, et même de mystérieux. Une construction faite de voyelles et de consonnes par lesquelles celui qui parle communique à son auditeur ce qu'il porte en lui-même. Jusqu'à un certain degré, on pourrait y parvenir aussi au moyen d'une simple exclamation - d'effroi ou de joie, ou de sympathie - cependant, ce ne serait pas encore là un véritable mot. Celui-ci naît seulement lorsque ce n'est pas uniquement un sentiment ou un état qui s'exprime par des sons, mais un ensemble coordonné, un sens, une vérité. Tandis que je parle, le mot est pour ainsi dire, dans l'espace et ce qui, auparavant, était enfermé en moi, est maintenant manifesté. Tous ceux qui entendent cette parole peuvent saisir ce que je pense. Puis le silence se fait et le sens est de nouveau à l'intérieur : en moi-même et en ceux qui l'ont perçu.
Mais, de ce fait, quelque chose a changé : la pensée est devenue parole et le demeure. Auparavant, c'était le contenu de l'être et de la vie, peut-être une parole intérieure que l'homme se dit à lui-même , car il est exclu qu'il puisse vivre sa vie spirituelle autrement qu'en paroles. Maintenant, sa pensée s'est exprimée et, par là, manifestée une fois pour toutes. Quand le silence est revenu, elle n'est plus, il est vrai, perceptible extérieurement, mais elle est dans la mémoire de ceux qui l'ont entendue.
Or, cette mémoire est véritablement un lieu où elle peut être retrouvée et considérée, d'où elle peut resurgir à tout instant pour se manifester par le discours... Et quelque chose d'autre encore s'est passé. Tout le temps que je me tais, je porte en moi ma pensée et j'en suis maître. Même si autrui la devine, je ne l'ai pourtant pas dite encore. Mais si je l'exprime, je la fais sortir du domaine intérieur où je la gardais et elle entre dans le champ d'expérience d'autrui. Je lui donne la liberté, et par là je l'expose au danger. Maintenant, je ne peux plus la supprimer , car ce qui est dit est dit. Ainsi la parole constitue le commencement de l'histoire, c'est-à-dire de ce qui arrive et qui a ensuite des conséquences.
On dit sans doute que la parole est d'essence spirituelle. Mais ce n'est pas exact ; elle est humaine. Comme l'homme, elle a un corps : une structure faite de sons et de résonance. Elle a un esprit, comme l'homme encore : le sens qui se révèle dans ce qui est perçu. Et comme l'homme, elle a un cœur : la vibration de l'âme qui la remplit. La parole est l'homme lui-même : son émanation la plus subtile, la plus mobile. C'est pourquoi aussi elle a une telle puissance. Non seulement à cause du son extérieur ; à ce point de vue le murmure de la vague ou le sifflement d'une sirène serait beaucoup plus puissant. Ce n'est pas à cause du sens spirituel seulement car on pourrait essayer de la séparer de la parole : la façon dont lit l'homme moderne répond à cette tendance. Et ce n'est pas non plus à cause du sentiment : dans certaines circonstances , un simple geste ou un crien contiennent beaucoup plus.
Non, la puissance de la parole réside en ceci qu'elle est comme l'homme lui-même et, pour cette raison, pénètre au cœur même de la vie. Chacun a déjà fait l'expérience d'une bonne parole qui ne lui est plus jamais sortie de l'esprit; sa vérité occupait la pensée, sa beauté réjouissait l'âme, la bouche éprouvait véritablement sa suavité. Mais, de même, chacun se rappelle une parole méchante qui, pénétrant à l'intérieur de l'être comme une épine, s'y fixait de telle sorte qu'elle semblait y être demeurée encore bien des années plus tard. La parole est plus qu'une communication : elle est puissance, substance, forme.
Elle est tout cela non seulement au moment où on la prononce, mais encore quand elle a été prononcée et continue à vivre dans le souvenir. La parole constitue en effet non seulement l'expression personnelle de celui qui parle à ce moment précis, mais aussi la condition préalable pour que l'on puisse parler : elle est langage. Dans le cours des temps, les mots et l'ordre dans lequel ils se présentent se sont développés, constituant un monde de significations au sein duquel l'être humain grandit. Le langage qu'un individu parle est un monde dans lequel il vit et agit ; il lui appartient plus profondément, plus essentiellement que la terre et les choses qu'il nomme son pays. Mais ce monde du langage inclut non seulement les mots qui le composent ; il renferme aussi des phrases pleines de sens, des proverbes, par exemple, ou des pensées d'hommes sages et nobles, ou des chansons et des poèmes qui peuvent à chaque instant se présenter à l'individu et exercer leur pouvoir.
Il en est ainsi pour toutes les paroles de sagesse, d'amour et de beauté que garde la mémoire des hommes (...) D'une façon toute spéciale, il en est ainsi pour les paroles religieuses qui contiennent la révélation de Dieu en langage terrestre, c'est-à-dire pour les paroles de la Sainte Ecriture. Une telle parole est plus qu'une simple vérité ou une sage doctrine. C'est une puissance qui agit chez celui qui l'entend, un domaine dans lequel il peut entrer, une direction qu'il suit. Sainte Marie l’Égyptienne était une femme de mauvaise vie qui habitait Alexandrie, connue pour sa beauté autant que que pour ses passions. Un jour, elle rencontra la connaissance. Elle alla trouver un saint homme et lui demanda si elle pouvait être sauvée. Il lui répondit : "Quitte tout. Va dans la solitude et répète uniquement cette parole : " Toi qui m'as créée, ait pitié de moi !" Ainsi fit-elle ; elle pria sans relâche, toujours avec les mêmes paroles. Au bout de plusieurs années, dit le récit, elle était aussi pure que la flamme et les anges l'emportèrent vers Dieu. Cette parole n'était pas seulement une demande ou une doctrine, c'était une puissance ; mais cette femme avait un si grand cœur qu'elle donna à cette parole la possibilité d'exercer en elle toute son efficacité et de la transformer.
Le rosaire, le chapelet, se composent de saintes paroles. C'est l'Ave Maria qui revient le plus souvent. La première partie de cette prière est emprunté au Nouveau Testament. Elle commence par les paroles de l'ange à Nazareth :
- Je vous salue, Marie pleine de grâce. Le Seigneur est avec vous.
Suivent les paroles par lesquelles Elisabeth salua Marie lorsque celle-ci traversa les montages pour aller la visiter :
- Vous êtes bénie entre toutes femmes et Jésus votre enfant est bénie (cf Lc 1,28.40)
La deuxième partie est constituée par une ancienne invocation pour demander l'intercession de Marie. Le Seigneur lui-même nous a fait don du Notre Père comme modèle et contenu de toute prière chrétienne. Le Credo représente l'expression la plus ancienne de la foi chrétienne. Le "Gloire au Père, au Fils et au Saint-Esprit" est la louange de la Sainte Trinité dans sa forme la plus simple.... Avec le signe de croix qui commence et termine le chapelet les chrétiens ont, dès l'origine, invoqué Dieu et se sont placés sous le signe de la Rédemption. Ces paroles reviennent sans cesse. Elles forment le monde accessible, animé, tout pénétré de forces vives, d'ordre et de sens, où s'accomplit la prière. Dès que le fidèle prononce ces paroles, elles créent autour de lui comme un pays dont le langage lui est familier. L'histoire de son propre langage et de sa propre vie s'animent et, au-delà, l'histoire de son peuple, insérée dans celle de l'humanité. Mais étant des paroles de la sainte Ecriture, elles le mettent dans la sphère sainte de la révélation où le Dieu vivant s'est fait notre vérité.
P. Romano Guardini