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  • Sur saint Dominique et les dominicains

    Saint Dominique a fondé son Ordre au début du XIIIe siècle, en plein triomphe de la Chevalerie. Dominique a purement et simplement transféré sur le plan de l'institution ecclésiastique, les moeurs, l'esprit, les manières, le costume, les caractéristiques de la Chevalerie militaire. Il a fondé au sein de l'Eglise apostolique un Ordre de chevalerie.

    Les signes abondent. Le cérémonial de la prise d'habit, le symbolisme même de l'habit dominicain, la cérémonie de la profession religieuse, évoquent trait pour trait l'adoubement où le jeune chevalier revêtait solennellement ses premières armes. Alors que les "manants" n'avaient droit pour se ceindre qu'à la corde, la ceinture de cuir était réservée aux chevaliers. Le scapulaire également : ils le portaient par-dessus l'armure, aux couleurs de leur seigneur. Le rosaire a remplacé l'épée au côté du chevalier de Jésus-Christ et de Notre-Dame. Le serment de fidélité se faisait sur les Evangiles, avec le baiser échangé entre le seigneur et le nouveau chevalier, qui devenait son "homme", d'où "l'hommage". La dévotion dominicaine à la Vierge a tout le caractère de "l'amour courtois".

    Saint Dominique a introduit dans l'apostolat de l'Evangile l'esprit même de la Chevalerie. La devise même de l'Ordre "Veritas" devrait se traduire en français par "fidélité" qui implique un engagement personnel, plutôt que par "Vérité" qui, dans notre langue a une résonnance plus théorique.

    (...)

    Jusque dans leurs défauts, comme les Dominicains restent conformes à cet idéal de la Chevalerie, qui, avec Don Quichotte, a produit son anti-héros ! Je ne connais pas un Dominicain, mais pas un, qui n'ait un Don Quichotte en lui, avec ses enthousiasmes sourcilleux, ses billevesées généreuses, ses querelleuses fariboles. Défenseurs de la veuve et de l'orphelin, redresseurs de torts, toujours prêts à se fendre et à pourfendre, jamais déçus par le cynisme, jamais découragés par l'échec , tels ils furent, tels ils sont, tels ils resteront, il y a sept siècles que cela dure, il n'y a pas de raison qu'ils changent maintenant. Leurs fautes sont des erreurs optiques, comme les moulins de Don Quichotte, mais pas des trahisons. Au fond, même quand ils sont impossibles, ils restent, comme Don Quichotte, farfelus et touchants.  

    R.-L. BRUCKBERGER - Le monde renversé - Cerf 1971 pp 42-44

  • Thomas d'Aquin

    "Je raconterai peut-être un jour ce que fut mon enfance et mon adolescence à Murat dans le Cantal. Quelle solitude ! quel désert ! Intoxiquée par un curé qui lui faisait un devoir de protéger la foi de ses enfants, ma mère brûlait la bibliothèque de mon père, bien inoffensive pourtant. Pour lire, je me réfugiais chez un cordonnier qui avait fait quelques études, et qui avait quelques rayons de livres dans son arrière-boutique. A treize ans j'ai découvert Villiers de l'Isle-Adam, l'année suivante Chateaubriand. Et, ce qui était moins bien, Pierre Louys. Et puis Rimbaud. Toute la littérature française me paraissait s'arrêter là, avec la saveur du fruit défendu. Et puis le collège, où de tous les classiques, je ne retins guère que Racine et surtout Pascal. mais ce n'est qu'à l'âge de vingt ans, quand je descendis vers les villes radieuses, vers le midi, que je découvris avec quelle fièvre ! Nietzche et Dostoïevski. Et Bernanos. J'étais jeune moine [dominicain], au couvent de Saint-Maximin dans le Var , quand j'ai lu pour la première fois L'Idiot. le soir, au lieu de me coucher, je continuais le roman. A une heure du matin, je fus avec tous les autres à la chapelle pour dire matines. Remonté dans ma cellule, je repris ma lecture et l'achevai enfin au moment où sonnait la cloche du réveil. J'avais les yeux gonflés et le visage bouffi d'avoir pleuré toute la nuit. Mes camarades de noviciat durent penser que je traversais une crise mystique, et que j'avais passé ma nuit à pleurer mes péchés. Alors que mes larmes n'avaient coulé que pour Nastassia Philippovna.

    Nietzsche et Dostoïevski bouleversaient ma sécurité intérieure, ébranlaient toutes les colonnes édifiées dès l'enfance. Bénis soient-ils ! Toutes mes certitudes, toutes mes espérances ont dû traverser ces deux ouragans. Ils m'ont forcé à tout jeter, tout, dans la contestation, tout sans exception, ce que j'avais de plus sacré et ce que j'avais de profane, ce que j'adorais, ce que je méprisais, tout fut jeté dans ce feu ardent, jeté pour rien, pour éprouver seulement les valeurs, pour voir ce qui restait sous la cendre quand tout ce qui était consumable avait brûlé. Ce jeune moine encapuchonné, qui circulait silencieusement sous les cloîtres, soupesait en son coeur chaque pièce du trésor que dès l'enfance on lui avait donné à garder.

    Thomas d'Aquin allait prendre le relais. Je le dis hautement, aucun maître au monde ne libère autant les intelligences, ne les guide mieux, ne les épanouit davantage, et sans les froisser. Sa méthode est celle de l'interrogation. J'appartiens à un Maître et à une Ecole, dont le manuel et le chef d'oeuvre s'intitule "Somme théologique",écrite de bout en bout sous forme de questions, ce qui est déjà un titre de noblesse intellectuelle tout à fait exceptionnel.

    Après une première question introductrice et méthodologique, l'énorme ouvrage commence ainsi : "Est-ce que Dieu existe ? - Il semble que non !"

    Le ton est donné une fois pour toutes, et sera tenu sans fléchir tout au long de cette immense interrogation, de cette "quête de vérité" - comme il y avait eu la quête du Graal -, que constitue " La Somme théologique ". Oui, le manuel de ma jeunesse est un livre d'aventure. Honneur à Thomas d'Aquin, redresseur de torts, chevalier sans peur et sans reproche de l'interrogation, qui donne à toute objection sa pleine chance, et qui ne combat qu'à visage découvert. Rien n'est plus opposé à Thomas d'Aquin que le larvatus prodeo de Descartes et de tant de penseurs modernes.

    Aujourd'hui on appelle "maîtres", non pas ceux qui nous obligent à l'interrogation, mais ceux qui vous courbent à des affirmations ou à des négations péremptoires. Hegel, Marx et tant d'autres, affirment, nient, assènent toujours, et finalement mettent l'intelligence sous le joug. Thomas d'Aquin interroge et s'interroge, il commence par objecter. Il répond aussi, bien sûr, il sait que l'acte intellectuel ne se termine et ne trouve sa fécondité propre que dans le jugement, mais la réponse toujours proposée, jamais imposée, ne vient qu'après l'interrogation, après l'objection, comme les semailles après le labour. Et le champ des semailles n'est jamais plus étendu que celui des labours. Honte à qui affirme ou nie, sans aucune interrogation préalable ! La dignité de l'intelligence humaine expire dans la sauvagerie d'un terrain qui ne serait pas remué par le soc de l'interrogation.

    Le génie de Thomas d'Aquin ne respire et ne se meut qu'attelé, comme un boeuf, à la charrue de l'interrogation. Thomas d'Aquin serait très à l'aise, il aimerait parler aux plus grands savants de notre époque, j'entends les vrais savants, ceux qui se sont formés à la méthode expérimentale, qui, selon les fortes paroles de Claude Bernard, se résume au doute. Qui doute s'interroge, il est sur le bon chemin.  Mais l'honnête et laborieux Thomas d'Aquin n'aurait rien à dire, ce qui s'appelle rien, à nos philosophes saouls de dogmes, à nos théoriciens tranche-montagnes, à nos petits curés qui ne progressent que dans leur propre infaillibilité, à nos moinillons toujours le nez en l'air pour humer d'où vient le vent de la dernière mode intellectuelle.

    R.-L BRUCKBERGER - Le monde renversé - Cerf, 1971. pp 84-87