[59]
(...) le langage chrétien repose sur une double conversion de sens d'un vocabulaire venu de l'expérience humaine traditionnelle et utilisé dans les diverses religions. La pédagogie de la révélation consiste à transformer le sens de ces mots, à les purifier de leurs connotations malsaines, conséquences du péché de l'homme, et à les charger d'une valeur nouvelle afin de leur faire dire ce qui est proprement révélé et donné par Dieu. Ce processus de conversion de sens prend corps dans un peuple et passe par la conversion de celui-là à la foi. Mais une telle conversion est fragile, car elle est toujours portée par un peuple menacé par le péché. Or le sens nouveau et converti contredit ou heurte le sens spontanément inscrit non seulement dans l'histoire passée des religions, mais encore dans le présent de l'inconscient collectif. Aussi le danger est-il grand, dès que l'on veut expliquer et commenter ces mots, en théologie ou en pastorale, de le faire à la lumière de schèmes non convertis qui fonctionnent sans que l'on s'en rende compte. Du même coup on vient à les "déconvertir", ou même à les pervertir, et à leur faire affirmer des choses scandaleuses qui n'ont rien à voir avec le scandale paulinien de la croix. Le charisme de l'infaillibilité de l'Eglise nous garantit sans doute que jamais la foi elle-même n'est tombée dans cette perversion. Mais on ne peut pas dire la même chose de certains discours exégétiques, théologiques et pastoraux.
Deux schèmes non convertis : la compensation et la peine vindicative
Nous sommes tous habités par le schème anthropologique extrêmement fort de la compensation. Il suffit, pour s'en convaincre, d'interroger [60] la conscience populaire. Ce schème véhicule l'idée qu'il doit y avoir une correspondance aussi exacte que possible entre le mal commis et sa réparation. Cette correspondance se traduit par l'imposition d'un châtiment censé soit réparer le mal commis en le supprimant (par exemple une restitution), soit si la chose n'est pas possible, constituer une souffrance de valeur équivalente à la souffrance causée à la victime, ou éventuellement d'une valeur équivalente, mais contraire, au plaisir retiré du mal commis. Subir le châtiment, ce sera donc expier. Cette conception suppose que les droits de la justice doivent être vengés, et dans l'idée de compensation sommeille toujours la notion de "peine vindicative". Toutes ces idées dominent, consciemment ou inconsciemment et en vertu d'un consensus tacite inné, dans l'éducation des enfants et l'exercice de la justice humaine. Par exemple, les peines de prison ont bien une valeur vindicative, même si l'on insiste sur la nécessaire protection de la société et leur portée médicinale (rééducation du délinquant, son changement de vie).
Ce schème anthropologique ne doit pas être méprisé, car il a une valeur sociale réelle ; il commande l'équilibre des échanges dans les relations humaines et il permet la régulation de la violence dans les sociétés. Mais ce schème a été spontanément projeté par la conscience ancestrale dans le domaine des rapports entre l'homme et Dieu. C'est la forme négative du do ut des [expression latine : je donne pour que tu donnes... note de l'auteur du blog]. Les droits de Dieu doivent être vengés par une forme de compensation objective du péché commis, châtiment onéreux ou sacrifice, pour que l'homme retrouve sa bienveillance. Immédiatement transposé et insuffisamment attentif à la transcendance, un tel schème pense Dieu à l'image de l'homme. Il voit en lui un super chef d'Etat, chargé de faire régner l'ordre du monde comme celui d'une société, avec les mêmes moyens. Et comme tout homme est pécheur, le Dieu peint à l'image de l'homme aura inévitablement des traits pécheurs.
Or la révélation judéo-chrétienne nous dit que Dieu n'est pas comme l'homme : elle convertit radicalement ce schème en annonçant que le Dieu juste et saint est celui qui justifie (rendre juste) le pécheur au lieu de se venger de lui, qu'il est un Dieu de pardon et de miséricorde, de manière inconditionnelle. V. Jankélévitch l'avait bien compris quand il écrivait : " Aristote lui-même a connu le don, mais la Bible seule a vraiment connu le pardon" [V. Jankélévitch, Le pardon, Aubier, p. 167.] Car Dieu n'exige rien d'autre que la conversion du cœur, l'abandon du péché et le retour à la voie de justice ; et en ce domaine lui-même, il donne ce qu'il ordonne, puisque l'homme ne peut se convertir que sous sa grâce. Que cette conversion soit onéreuse à l'homme, cela vient de son attachement objectif au péché, qui lui [61] demande un renversement d'attitude toujours pénible ; qu'elle s'exprime dans des actes concrets de réparation, cela vient de ce que l'homme est corps vivant dans le temps, et qu'une conversion sincère se doit de prendre corps aussi dans le temps et de nier le péché par tous les moyens possibles. Tout cela se trouve parfaitement exprimé dans la parabole du prodigue. " Tuer le veau gras et donner un festin en l'honneur du repenti, dit encore Jankélévitch, c'est là l'inexplicable, l'injuste, la mystérieuse fête du pardon".
Il est difficile de contester que le schème de la compensation, toujours grevé de celui de la peine vindicative, n'en soit venu à s'infiltrer subrepticement dans les théologies du salut. Le développement des théories juridiques de la rédemption, où il est question d'imputation ou de substitution pénale en est un exemple évident. Pourtant le mystère de la croix ne peut contredire la parabole de l'enfant prodigue. Il est vrai que la reprise par l'Ancien et le Nouveau Testament de tout un vocabulaire, utilisé analogiquement et objet d'une conversion profonde, semblait côtoyer de si près le schème de la compensation, que celui-ci a donné prétexte à ces interprétations "déconverties". La chose est manifeste pour le terme d'expiation. De même, combien de théologies de la rédemption ont-elles cherché dans l'histoire des religions une définition du sacrifice, afin de rendre compte de celui du Christ ? L'idée de compensation pénale parasite alors l'interprétation du caractère souffrant et sanglant de la mort de Jésus. Les termes théologiques de la tradition chrétienne de satisfaction et de substitution en sont venus à véhiculer, l'un l'idée d'une équivalence entre mal et souffrance, l'autre celle de quelqu'un qui "paie" à la place de l'autre. (...) Sur ce point René Girard a raison : l'homme accuse Dieu d'être vindicatif et violent, parce qu'il lui attribue ce que son inconscient pécheur estime nécessaire. Or la rédemption est l'oeuvre de l'amour divin et aucun texte biblique ne peut être justement interprété dans le sens d'une justice commutative ou d'une justice vindicative.
Bernard Sesboüé - Jésus-Christ l'unique médiateur - Ed Desclée - Paris 2003 - ISBN : 2-7189-0972-2