Changer sa vie, ce n'est pas changer de peau ni échapper par impossible aux conditionnements de notre personnalité. Être libéré de la culpabilité, ce n'est pas être déchargé de nos responsabilités ni de porter les conséquences de nos actes. Etre libéré de la peur de la mort, ce n'est pas être épargné par toutes les formes de souffrance et d' angoisse. Être confirmé dans la dignité d'une créature en laquelle s'accomplit tout l'univers matériel, ce n'est pas avoir licence d'un orgueil prométhéen ni dispense d'une soumission humble et besogneuse aux lois de la réalité.
Connaître vraiment Jésus-Christ, c'est laisser le choc en retour de sa prise de distance réagir profondément sur nous. C'est accepter de croire qu'il nous a tant aimés qu'après être mort pour nous, il ait préféré échapper à nos prises sensibles. C'est accepter de croire qu'il est pour nous vie, réponse et lumière, et qu'il nous laisse pourtant patauger dans nos ornières, prier sans succès apparent, chercher sans consolation soudaine et facile. Nous disons vouloir qu'il règne sur le monde, mais la satisfaction que nous attendons de ce triomphe terrestre et la complaisance que l'Église en a parfois tirée lorsqu'elle a cru à certains moments que c'était arrivé sont trop suspects pour que Jésus ne prenne ses distances et ne laisse l'histoire dérouter notre rêve. Nous voulons convaincre les hommes qu'avec lui ils seront tout à fait heureux, qu'ils n'auront plus ni névroses, ni souffrances, ni tristesses, mais ça ressemble trop aux pensées humaines de S. Pierre devant la Passion pour que Jésus ne nous crie: taisez-vous, vous trahissez mon message. (...)
La distance qu'il prend, c'est par rapport à notre cœur mesquin et grossier ; mais pour celui qui a purifié son cœur selon le conseil des Béatitudes, il s'agit de tout autre chose. La distance se transmue en proximité. « Celui qui m'aime sera aimé de mon Père, et Je l'aimerai et me manifesterai à lui » (Jn 14, 21). « Vous comprendrez alors que je suis en mon Père, et vous en moi et moi en vous » (Jn 14,11) « Je suis avec vous tous les jours jusqu'à la fin des temps » (Mt 28,20). Ne peuvent comprendre cela que ceux qui le vivent, par la grâce de l' Esprit. Ma mission est ici de m'exclamer : ce devrait être nous tous, car tous nous avons reçu l'Esprit. Mais nous ne pouvons vivre ces choses qu'après avoir compris et accepté le jeu dramatique que Jésus est venu jouer chez les hommes et dans notre propre vie. Qu'après avoir accepté d'être touchés par lui en plein cœur de nos passions mal vécues, et de nous être battus avec sa Parole jusqu'à avoir enfin compris qu'il fallait nous faire pauvres pour accueillir son règne, courageux dans la souffrance pour le suivre dans sa Passion, humbles devant la vie et devant les autres pour être glorifiés avec lui.
Albert-Marie Besnard - Il vient toujours - Cerf 1979 pp. 82-84