Autour de Jésus une société s'agite. Elle a ses foules de braves gens, ses paysans, ses pêcheurs, ses artisans. Elle a ses leaders, ses notables, ses intellectuels, ses politiciens. Elle a aussi ses pauvres, ses marginaux, ses malades, ses infirmes. Tel était l'aveugle mendiant dont nous parle l'évangile (Jn 9, 1-41).
Posté chaque jour au même endroit, figure familière aux gens de Jérusalem, il complétait le pittoresque des rues (s'il y avait eu des touristes à l'époque, sa photo aurait sans doute agrémenté toutes les collections). Bref, il ne gênait personne. Il n'existait réellement pour personne et même plus pour ses parents. Sauf, soudain, pour Jésus. De cet aveugle, il fait un homme voyant clair. De ce mendiant, il va faire un disciple ardent et rayonnant de lumière. De cet inexistant, il va faire le provocateur d'une affaire qui n'est pas conclue puisqu'elle continue à se débattre en chacun de nous, en chacune de nos sociétés. En plein Jérusalem, il lui ouvre les yeux. Il en refait un homme qui vient à peine de naître et qui s'avance avec la droiture d'un premier homme, avec la simplicité foudroyante d'un enfant. Il atteste ce qui est, ce qu'il sait. Rien de plus, rien de moins. «Il y a une chose que je sais: j'étais aveugle et maintenant je vois.» Quoi de plus innocent, quoi de plus modeste et, pour tout dire, quoi de plus insignifiant au regard des grands enjeux d'une société ?
Mais là où règne l'aveuglement, avec ses acolytes obligés qui s'appellent mensonge, hypocrisie, intimidation, mauvaise foi, la moindre vérité un peu insolite devient gênante, il faut la faire taire. Les astucieux chefs de la synagogue s'y emploient. Ils gagnent la première manche. Avez-vous remarqué cela? toujours la mauvaise foi gagne la première manche. Ils la gagneront aussi sur Jésus quand ils réussiront à le faire crucifier.
Mais ils ne pourront fermer les yeux à celui qui vient de les ouvrir. Ils ne pourront éteindre la lumière que ces yeux commencent à contempler, à rayonner, à répandre. Comme le dit si bellement un auteur, « la lumière invente les yeux » (Joseph Delteil). Parce que Dieu est Lumière, il a inventé les yeux de Jésus pour regarder notre monde comme personne avant lui n'avait pu le regarder, jusqu'au tréfonds de notre être, dans une vérité et une intensité qui sont à la fois inexorables pour le mensonge et miséricordieuses pour la faiblesse. Et parce que Jésus est la lumière du monde, il a inventé des yeux pour ce mendiant aveugle. Et lors de notre baptême, il nous a inventé des yeux pour commencer à regarder le monde, à nous regarder les uns les autres, à regarder Dieu son Père comme lui-même les regarde.
Écoutez ce proverbe arabe, et qu'il vous serve de fil conducteur pour sortir du labyrinthe de l'obscurité et du mensonge: « Viens à moi avec ton cœur et je te donnerai mes yeux ».
Albert-Marie Besnard - Il vient toujours - Cerf 1979 pp. 51-53