Extrait du livre : "Toi, notre Père" P. Thomas DEHAU (1870-1956) - Ed Saint Paul 1992
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Que ton règne vienne
Nous avons vu que la première chose à désirer et à demander est la sanctification du Nom de Dieu ; le ciel, disions-nous, n'est pas autre chose qu'un immense instrument vivant de la louange divine. Nous avons essayé d'écouter cette musique qui berce pour ainsi dire au sein de l'éternité la vie de la Trinité bienheureuse, puis nous avons écouté le cri qui domine sur notre pauvre terre : le blasphème. Toute la question est de chercher l'une de ces quelques âmes, de ces quelques paillettes d'or, qui quêtent des louanges pour Dieu, car Dieu a besoin de louanges. Dieu est esprit, il a besoin d'être adoré en esprit et en vérité.
Dieu est esprit, sans doute, mais il s'est fait homme. Il lui a plu d'ouvrir les trésors de sa miséricorde. Après le mystère du Nom trois fois saint, voilà 22 le mystère de l'Incarnation, voilà Dieu se faisant chair pour venir habiter parmi nous. Or, Dieu ne vient pas pour être inactif: il vient pour régner. Le Royaume de Dieu vient à nous. Le désir qui doit brûler le cœur des chrétiens est celui-ci : " Père, que votre règne arrive." Voilà deux mille ans depuis l'Incarnation, et tout est toujours à refaire; c'est notre prière suivie de notre action qui doit ressaisir ce Royaume de Dieu qui, à chaque instant, menace ruine. Nous sommes ici dans la bataille.
Il faut que Jésus règne ; c'est une vérité de bons sens. Si Dieu est venu en ce monde, s'il reste dans ce monde, il faut qu'il y soit Roi ; il faut qu'il règne même dans cette chair, qu'il a prise par amour pour nous en cette merveilleuse Humanité ornée par l'Esprit de Dieu de toutes les splendeurs humaines possibles : les splendeurs de l'intelligence, de la volonté, de la beauté, toutes les perfections humaines se trouvent en leur plénitude dans le Christ Jésus. Il est du plus élémentaire bon sens, et de toute justice, de mettre à notre tête celui qui est infiniment au-dessus de nous par les dons de la nature et de la grâce. Celui qui est incomparablement au-dessus des autres doit de toute évidence les dominer. Jésus, étant Dieu, et étant cet homme que nous venons de dire, doit régner.
23 En face de cette volonté profonde des choses, se dresse une autre volonté, une autre clameur, celle que Jésus dénonçait dans la parabole rapportée par saint Luc : " Nous ne voulons pas que celui-ci règne sur nous". (Lc 19,14) Et quand les Juifs, devant Pilate leur présentant Jésus et proclamant sa royauté , protesteront : "Nous n'avons d'autre roi que César" (Jn 19,15), ils ne feront que répéter la même affirmation. Voilà la réponse, non seulement des Juifs, mais par eux, de l'humanité tout entière. C'est la volonté libre de l'homme se dressant contre la volonté des choses, et écartant la royauté de Jésus. Notre volonté, même à nous autres chrétiens, n'est pas complètement conquise. Il y a, dans les recoins de notre volonté, dans nos passions, dans notre amour-propre, une infinité de voix plus ou moins distinctes qui répètent : nous ne voulons pas qu'Il règne sur nous.
Nous ne voulons pas de "celui-ci ", tel qu'il est. Ah ! s'il consentait à écarter un peu sa Croix, à ne pas étaler comme il le fait le mystère de sa douleur, enfin, à être un peu autrement, nous l'admettrions. Les Juifs auraient acclamé le Messie annoncé par les Prophètes s'il s'était présenté à eux dans sa gloire et sa puissance. Mais tout en Jésus allait contre cette idée qu'ils se faisaient du Sauveur d'Israël.
24 Ne nous faisons pas d'illusions, il en est de même pour nous. Nous voudrions bien écarter tel ou tel détail de Jésus par rapport à nous. Tel qu'il est, nous n'en voulons pas ; nous en avons peur, parce que nous savons que son règne c'est la sainteté, c'est la pureté absolue, c'est l'humilité. A nous de l'accepter tel qu'il est, il n'y a pas à la changer ; c'est tout ou rien.
Voilà donc le conflit profond qui explique tous les autres : cette sorte de heurt entre la volonté de choses qui impose la royauté de Jésus, et la volonté des hommes qui la refuse. Qu'est-ce qui va sortir de ce conflit ? C'est l' Ecce homo, " voici votre Roi ", couronné, et couronné d'épines par nos propres mains. Tel est le mystère qu'il faut chercher à bien pénétrer. Toute volonté humaine coopère à la royauté de ce Roi couronné d'épines. C'est la seule couronne qui lui convienne. Vous savez que, lorsque les Juifs le poursuivaient pour lui en proposer une autre, il se cachait et allait passer ses nuits dans la solitude de l'oraison. La couronne d'épines était la seule qui lui permit de se présenter à nous tel que Dieu le voulait.
Le rôle des volontés mauvaises est de continuer à tresser des épines sur le front de Notre-Seigneur ; c'est de renouveler sans cesse ce côté douloureux de la royauté divine afin que, pour ce nouvel Adam, 25 s'accomplisse la parole de malédiction : cette misérable terre lui germera sans cesse des épines (cf. Gn 3,18). Voilà ce que fait toute volonté qui ne veut pas que Jésus règne sur elle. Elle écarte la couronne d'or et met à sa place la couronne d'épines ; et puisque cette royauté du Fils de Dieu doit être douloureuse, les volontés mauvaises ne font que promouvoir à leur façon la royauté du Christ.
Pour nous, dans la mesure où nous voulons bien nous soumettre à la royauté du Christ, nous disons : " Que votre règne arrive en moi et par moi ; que je sois le sujet de ce règne, et l'instrument de ce règne."
D'abord : " Que votre règne arrive en moi". Je sais ce que me coûtera l'établissement de ce royaume. Si je veux que le sceptre de mon amour-propre passe entre vos mains divines, je sais qu'il me faudra capituler ; je sais qu'entre la royauté de mon amour-propre et la vôtre, ô Jésus, il n'y a aucun pacte possible; il faut que la Croix vous suive jusqu'au bout. J'abdique entre vos mains, Seigneur, et je recueille les paroles jaillissant de votre Cœur meurtri, ces paroles qui transformeront ma vie. Ne nous y trompons pas, voilà le sens que doit avoir cette demande.
26 Il est une ambition pour nous, chrétiens, plus sublime encore que de voir arriver le règne de Dieu en nous, c'est de le voir arriver par nous, de hâter en quelque sorte l'avènement de ce règne. Être l'instrument du règne de Dieu, c'est régner soi-même , c'est la seule vraie façon de régner sur cette pauvre terre. Dans la mesure où vous vous ferez esclaves de cette royauté divine, dans cette mesure-là vous serez des rois vous-mêmes. Je suis le fils de Celle qui a dit : " Je suis la servante du Seigneur " et n'a plus été qu'un fiat vivant. Il faut laisser l'action de Dieu s'emparer de nous. Voyez l'instrument de l'artiste; il n'est plus rien entre ses mains ; c'est l'âme même de l'artiste qui peut alors chanter par lui. Il s'agit de renoncer à nous, mais pour qu'une vie infiniment plus vivante, pour qu'une activité infiniment plus active passe par nous. Dans la vie des saints, à chaque page un nouveau fait nous montre qu'ils ne s'appartiennent plus ; ils ont laissé venir à eux la toute-puissance-divine qui les manie, s'empare d'eux et agit par eux. La seule ambition à notre taille, à nous chrétiens, c'est que le royaume de Dieu arrive en nous et arrive par nous.
"Dans cette humanité divisé en deux camps - le camp du bien et le camp du mal - je veux porter votre étendard, Seigneur ! " Mais il faut savoir où nous nous engageons : si nous voulons être les premiers, il s'agit d'être les derniers; si nous voulons la gloire, il s'agit d'être couverts de blessures ; si nous voulons 27 vivre plus que personne, il s'agit de mourir plus que personne. C'est la loi de toute bataille. Nous nous avançons devant Dieu, et nous nous livrons au Père qui est dans les cieux, pour que cette effroyable volonté, qui se dressait contre la sienne, capitule.
"Seigneur, nous nous remettons entre vos mains pour être l'arme de vos grandes victoires, non seulement en nous, mais aussi par nous, à force d'humilité et de renoncement". C'est notre seule raison de vivre, de souffrir et de mourir.