Chacun de nous est donc engagé dans un combat qui durera aussi longtemps que son existence sur cette terre. Parlant en son propre nom, mais également pour exprimer le drame qui est au cœur de tous, saint Paul a usé de mots décisifs : « L’homme intérieur en moi prend plaisir à la loi de Dieu ; mais je vois dans mes membres une autre loi qui lutte contre la loi de mon esprit et qui me tient captif sous la loi du péché qui est dans mes membres. Malheureux homme que je suis ! Grâces soient à Dieu par Jésus-Christ notre Seigneur ! Ainsi, je suis tout ensemble soumis à la loi de Dieu par l’esprit, et à la loi du péché par la chair » (Rm 7, 23-25). Nous sommes donc écartelés par des forces contraires, celle du péché qui veut nous asservir aux puissances de mort, celle de la grâce qui tente de nous conduire à la victoire totale et définitive de l’Esprit de Dieu sur toute créature.
Dans la mesure où nous nous laissons entraîner par la première, Dieu revêt à nos yeux les traits de l’ennemi : il nous interdit, en effet, de nous laisser aller au mal et il nous barre la route sur laquelle nous pensons pouvoir atteindre à l’indépendance. Mais, quand Dieu nous a vaincus au point de nous rendre semblables à l’obéissance de son Fils, Satan se trouve découvert comme le véritable adversaire qui, pour mieux nous tromper, cachait son visage de séducteur. Nous pouvons alors lutter dans le monde avec le Christ pour que toute mort soit abolie et que se répande l’Esprit vivifiant.
Le combat avec Dieu
Il peut paraître étrange d’inscrire la lutte avec Dieu parmi les étapes normales du développement spirituel. Sans doute la manière dont Dieu s’oppose à nous et nous à lui n’a que peu de ressemblance avec les batailles que se font les hommes, car il demeure le Père qui ne se départit jamais à notre égard de sa charité et de son amour. Mais, parce que nous n’entrons que lentement dans ses desseins, il ne peut pas ne pas nous apparaître avec un visage hostile. Encore faut-il distinguer soigneusement deux formes de combat spirituel avec Dieu, selon que nous cherchons à le fuir ou, au contraire, que nous tentons de nous approcher de lui.
Le premier réflexe du pécheur, c’est d’éviter le conflit avec Dieu. Nous savons qu’il est un maître exigeant et que nous ne pourrons pas entrer en contact avec lui sans en subir les conséquences, sans qu’il nous soit demandé des comptes au sujet de la gestion des biens qui nous ont été confiés. Pour garder notre tranquillité, il faut donc nous tenir le plus loin possible de Dieu, ne souffler mot de son existence ou de sa présence, afin de nous acheminer jusqu’à l’oubli. Nous estimons que, si Dieu voulait que rien ne lui échappe, il ne devait pas constituer l’homme en seigneur de la création et lui confier d’immenses pouvoirs. Puisque désormais il a tout remis entre nos mains, c’est sans doute pour que nous en usions à notre guise. Nous ne lui avons pas demandé de naître ; qu’il ne nous cherche pas querelle si nous disposons de ses bienfaits selon nos désirs et nos vues. En tout cas, le mieux est de ne jamais soulever de questions inutiles et de nous en tenir aux tâches qui nous sont proposées : nous fermerons nos oreilles aux sottes chansons divines.
Mais il est impossible de ne pas tomber sous la main du Dieu vivant. Pour trouver le repos, pour échapper à tout débat avec le Très-haut, il faudrait qu’il efface les traces de sa présence, les vestiges de ses pas en ce monde. La voix des créatures qui ne peuvent cesser de le chanter nous interdit de l’oublier, et nul sortilège ne réussit à l’expulser de nos vies. Il est toujours là dans la blessure du remords ; et la tristesse qui s’empare de nos cœurs, quand nous nous sommes détournés de lui, nous fait souvenir de l’image qu’il a placée en nous. Par la folie d’un divertissement, l’homme veut cacher à ses propres yeux sa méconnaissance du Sauveur, mais, plus elle vient tard, plus cuisante est l’heure de vérité. On ne peut pas ignorer toujours celui qui nous a formés de sa parole et pétris de ses mains.
Comprenant que cette attitude de fuite risque de nous mener à des combats difficiles, nous en venons à préférer faire à Dieu une certaine place dans notre vie. Nous espérons ainsi préserver au moins une part de nous-mêmes et en disposer à notre gré. Nous pensons pouvoir nous ménager Dieu par ces sortes de tractations et cohabiter pacifiquement avec lui comme avec nos semblables : si vous ne dîtes rien du méfait que j’accomplis, je garderai le silence au sujet de celui que vous préparez. Pour détourner la colère divine, nous nous soumettons même parfois à des règles de vie onéreuses avec cette pensée puérile que Dieu, satisfait de ce tribut, ne viendra pas troubler l’harmonie du petit monde que nous nous sommes taillés.
Mais, à ces calculs sordides, Dieu répond sans appel : « C’est l’amour que je veux, non les sacrifices » (Os 6,6). Il ne peut se contenter de ces actes lointains d’obédience ou de ces quelques moments d’attention, car c’est notre cœur et toute notre personne qu’il lui faut placer en sa dépendance. Parce que Dieu est notre Créateur, il ne peut pas ne pas vouloir que nous le connaissions de plus en plus et que nous reconnaissions en pleine clarté l’acte par lequel nous existons. Les obstacles à cet entretien que nous devons avoir avec lui sont condamnés à disparaître, car il faut que la gloire de Dieu rayonne dans l’univers. C’est pourquoi Dieu ne peut pas ne pas entrer en conflit avec nous qui refusons d’accueillir son Amour.
Pour triompher de l’homme qui se lève contre lui qui cherche à le fuir, Dieu se trouve devant la nécessité d’abolir ce qui est corrompu par le péché, et l’impossibilité de détruire son œuvre. Si Adam et ses fils s’obstinent dans leur prétention à se faire les égaux de Yahvé, comment celui-ci pourrait-il les supporter devant sa face ? Il faut que, après les avoir chassés du paradis, l’ange exterminateur passe à travers leur camp. Aucun d’eux ne peut entrer dans la terre promise où ne devra demeurer nul visage d’homme souillé par les idoles. Mais, cependant, Dieu ne peut pas se séparer de sa créature, à laquelle il a communiqué sa propre vie et dont il a fait son image. Il y est attaché comme à lui-même. Quand il songe à se venger, ses entrailles s’émeuvent comme celles d’une mère et il est incapable d’exécuter ses desseins. Une créature libre, faite à la ressemblance de Dieu, ne saurait retourner au néant d’où elle est sortie ; mais Dieu lui-même ne peut empêcher que la mort, introduite par le péché de cette créature libre, ne produise ses effets : sinon ce serait la preuve que sa responsabilité dans le mal n’était qu’un mirage. Étant donné la jalousie de son amour, le Seigneur se doit de laisser l’homme se détruire lui-même ; mais, dans la générosité de son amour, il ne peut pas ne pas attendre que sa créature veuille bien revenir de ses égarements.
Ces deux aspects contradictoires rendent compte de l’origine de notre combat spirituel. Dieu ne peut pas supporter l’homme parce qu’il est un défi à sa toute-puissance ; mais, à l’inverse, Dieu ne peut pas ne pas le supporter car il l’aime depuis toujours. Comme on le voit si souvent dans l’Ancien Testament et, plus clairement encore, dans l’Évangile, le cœur de Dieu est écartelé entre la colère et la patience : l’homme lui apparaît comme l’obstacle premier et dernier à l’œuvre commencée dans l’amour et destinée à se poursuivre dans l’amour, mais cet homme est déjà l’ami que le Père aime en son Fils, l’ami inévitable, plus cher que sa propre vie. Dès le premier jour, à la sortie du jardin d’Eden, un long dialogue commence, sans cesse interrompu et repris. Interminable aventure durant laquelle nos catastrophes sont déjà des triomphes et où les défaites sont plus cuisantes au vainqueur que la reddition d’un frère. Dieu est contraint d’entrer en lutte avec l’homme, puisque, à travers un lent et subtil travail de pédagogue, il doit rechercher et obtenir sa soumission.
De là ce jeu d’amour, jeu du don et de la prise, de la libération et du rapt, qui rythme l’histoire d’Israël, type de toute histoire humaine. Après avoir comblé les patriarches, Dieu conduit leur descendance vers la captivité d’Égypte. Lorsqu’il a libéré les Hébreux de la main du Pharaon, il leur fait traverser le désert ; et la nation arrivée en terre promise partira un jour en Exil. Durant des siècles, se manifeste le gigantesque effort de Yahvé pour éduquer son peuple, pour le rendre plus souple dans sa main, moins avide des biens terrestres, capable de reprendre la mobilité des nomades, de coucher sous la tente au lieu de construire des maisons de pierre. Le rêve qui hante Israël, et tout homme à sa suite, c’est de trouver un appui autre part que dans la gratuité du don imprévisible de Dieu, un rempart contre les incursions divines, un trésor où il puisse enfin placer son cœur. Or, cette espérance est toujours déçue. Elle doit l’être pour que l’homme découvre le vrai visage de Dieu. À mesure que les années passent, s’amenuisent les signes visibles et temporels de la bénédiction divine, et, pour se rassasier, le peuple juif ne reçoit plus que la promesse de bienfaits futurs, tout spirituels. Si le Père veut nous apprendre à mettre en lui notre confiance, il ne peut pas en même temps ne pas revêtir les traits d’un ennemi qui empêche de se complaire en ce que l’on croit posséder.
En vérité, Dieu n’est pas l’adversaire et il ne cherche jamais à ravir ce qu’auparavant il a bien voulu accorder. Il se contente de donner sans cesse. Lui qui n’est qu’Amour ne peut rien faire que se communiquer toujours plus abondamment. C’est nous qui transposons en lui notre hostilité à son égard, lorsque nous nous apercevons que les choses de ce monde qui viennent de lui ne nous servent plus comme nous l’entendions. Nous refusons de reconnaître que Dieu ne nous arrache rien, et que c’est au seul toucher de nos mains que les dons divins se détériorent. La création n’est rien, si ce n’est par sa relation au Créateur. Comment donc pourrait-elle subsister dans sa splendeur, quand nous méconnaissons en elle le Dieu d’où elle provient ? Séparée du flux de la source, l’eau stagnante se pollue et nul n’y porte les lèvres sans dégoût. Pour que l’œuvre humaine se corrompe, Dieu n’a pas besoin d’intervenir, comme le ferait un monarque pour venger ses droits : il suffit que le temps révèle les conséquences de l’irrespect vis-à-vis du Créateur dans le travail accompli ici-bas.
A suivre…
« Une initiation à la vie spirituelle » - François Roustang
DDB, coll Christus, 1961