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Une initiation à la vie spirituelle (13)

L'action de grâces.

Faire passer dans sa vie le dogme du péché originel ne conduit pas à désespérer, mais à rendre grâces. Plus l’expérience spirituelle pèse combien le péché détourne de Dieu, source unique de toute vie, plus elle saisit que l’existence, même physique, et à plus forte raison intellectuelle et morale, ne peut être que le fruit de la miséricorde et de la longanimité divines. Si rien de la création n’échappait à l’homme en Adam, puisque Dieu l’en avait fait seigneur et maître, rien n’aurait dû demeurer après qu’il eût rompu ses liens avec le Créateur. Lorsque Yahvé le menaçait de mort s’il touchait à l’arbre défendu, il ne lui proposait pas une punition ayant avec la faute une relation purement extérieure : la sanction s’identifiait à la transgression. Car refuser d’obéir à Dieu, c’est se couper de la vie, c’est aller vers la mort. Le Créateur n’a pas eu à punir Adam, c’est ce dernier qui s’est donné à lui-même la mort, qui l’a fait entrer dans le monde et qui aurait dû, normalement, consommer la destruction de l’univers créé pour lui. Mais puisque le retour au néant ne s’est pas effectué, c’est que Dieu n’a pas voulu que le péché atteigne à ses conséquences ultimes ; ou plutôt, à la logique inexorable du péché qui devra faire son œuvre, il en a ajouté une autre, celle de la promesse, et il nous a communiqué à nouveau sa vie. Si donc, prenant conscience de notre péché en Adam, de son ampleur, de l’effet universel qu’il aurait dû avoir, nous constatons pourtant que nous sommes encore vivants, nous ne pouvons pas ne pas être étonnés et ne pas reconnaître que nous existons par une grâce surabondante. Le corrupteur universel n’a pas réussi dans son entreprise ; c’est donc que le second Adam, Rédempteur universel, a déjà triomphé en toutes choses.

 

 

 

Découvrir que nous sommes cause de tout le mal, c’est donc comprendre que nous sommes déjà graciés et que le don qui nous avait été fait s’est multiplié en pardon. Si, du mal reconnu dans notre vie, nous avons pu passer au péché universel seul capable d’en rendre compte, c’est que déjà se trouve donnée, en notre Rédemption, la cessation de toute souffrance et de toute perversité.

La prise de conscience du péché peut parfois précéder celle du salut, en réalité celui-ci nous permet seul de subsister malgré la force destructrice du mal ; il nous conduit peu à peu à reconnaître ce qui est présupposé par cette vie qui dure encore. Si nous avions le sens du péché, nous nous demanderions, avec saint Ignace, comment il se fait que notre péché n’a pas provoqué le chaos et pourquoi les étoiles ne sont pas tombées sur nous, pourquoi la terre ne s’est pas ouverte sous nos pieds. Nous comprendrions alors qu’un seul cri peut monter de nos lèvres, celui de l’action de grâces devant le don de l’amour, alors que, par notre suffisance, nous avions voulu tout détruire.

Mais, à vrai dire, seul celui qui se place délibérément en Adam peut voir le lien qui existe entre le péché et l’universalité de la division et de la mort, et saisir en conséquence la gratuité absolue de toute vie. Autrement nous pourrons sans doute remercier Dieu de ses bienfaits ; nous percevrons mal que notre être ne repose plus seulement sur une relation de créature à Créateur, mais qu’il est tout entier fondé sur le pardon et sur la grâce miséricordieuse.

On dit parfois que Dieu a donné d’abord la nature et ensuite la grâce. Mais si l’on se place dans la lumière du dogme du péché originel, il devient clair que rien n’échappait à la mort à cause du péché, et que rien ne peut demeurer si ce n’est par le redoublement d’un don qui est grâce.

Tout est grâce. Il ne faut même plus avoir peur d’ajouter : le péché lui-même est grâce. En effet, quoique mal et source du mal, il est réintégré dans le mouvement de la rédemption et devient capable de la servir. La liturgie ose nous faire chanter dans la nuit de Pâques, faisant allusion à la transgression commise par Adam : « Heureuse faute qui nous a valu un tel Rédempteur ! »

Dans l’histoire, telle qu’elle est et non pas tel qu’elle aurait pu être, le péché a été l’occasion pour Dieu de manifester plus totalement son amour. C’est pourquoi saint Paul peut écrire dans l’émerveillement : « Là où le péché a abondé, la grâce a surabondé » (Rm 5,20). Comme si la désobéissance de l’homme provoquait Dieu à déployer davantage les moyens de salut. Il en était déjà ainsi dans l’Ancien Testament ; Yahvé s’est révélé à Moïse dans le buisson ardent par les mots : « Je suis qui je suis » (Ex 3,14), s’enfermant alors dans le secret de sa puissance ; mais il s’est montré, après l’idolâtrie de son peuple, comme le « Dieu de tendresse et de pitié, lent à la colère, riche en grâce et en fidélité » (Ex 34,6).

Ces faits qui touchent la collectivité humaine dans son ensemble doivent être transposés pour éclairer le destin de chaque individu. Saint Ignace de Loyola disait que plus il péchait et s’humiliait, plus il recevait de consolations. (MHSJ, Fontes Narr., II, p.477.) Il avouait aussi que, lorsqu’il était en état de sécheresse, il faisait effort pour se souvenir de ses péchés passés, ce qui provoquait une surabondance de grâces. Notre réflexe coutumier est de cacher nos fautes à nos propres yeux et de les oublier rapidement dès qu’elles sont pardonnées. C’est que, hantés par le désir de nous affirmer, nous désirons n’avoir besoin de personne pour nous sauver. Si, dans les jours qui ont précédé, il nous a été nécessaire d’accueillir la miséricorde de Dieu, aujourd’hui nous espérons pouvoir agir par nos propres forces. Les saints, au contraire, ont perdu tout espoir de se sauver par eux-mêmes, et les péchés qu’ils constatent leur donnent l’assurance que le Christ fera d’eux ses amis, car ils s’approchent de lui comme des indigents et des malades. Avouer que, sans notre Seigneur, nous ne pouvons rien faire, et reconnaître que seule sa grâce peut nous donner de vivre, c’est sortir de soi pour passer dans l’amour de l’Autre ; c’est donc s’établir dans l’action de grâces.

Transposant dans sa vie la conviction que le péché d’Adam était une heureuse faute, sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus disait se servir, pour progresser, de la découverte de ses imperfections, par ce que chacune d’elles creusait l’abîme vers lequel l’amour miséricordieux ne pouvait pas ne pas se précipiter comme un torrent (cf. manuscrits autobiographiques de sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, éd. Livre de Vie, Paris, 1961, p. 263). Cela ne veut pas dire évidemment qu’il faille multiplier les péchés pour que surabonde la grâce (cf. Rom 6,1), mais que le péché une fois accompli doit nous aider à nous ouvrir à la bonté et à la tendresse de Dieu.

Créature libre, nous pouvons croire que nous sommes capables de bien faire, mais, si nous demeurons dans la connaissance de notre péché, nous serons amenés à la reconnaissance à l’égard d’un Dieu qui nous aime non seulement malgré notre faiblesse, mais malgré notre reniement. Nous serons alors vidés de nous-mêmes, tant par la connaissance de notre néant que par celle de la gratuité divine prête à nous combler.

Si l’aveu du péché nous permet seul d’accéder au salut, l’action de grâces à son tour est nécessaire à la prise de conscience du péché. On ne sait pas que l’on est pécheur parce que l’on souffre d’un sentiment de culpabilité, mais lorsqu’on s’aperçoit avoir manqué à Dieu et s’être attribué ce qui ne nous appartenait pas pour en jouir à notre guise. Or, rendre grâces à Dieu n’est pas autre chose, pour l’homme, que reconnaître qu’il n’a rien, qu’il n’est rien, mais qu’il doit à un Autre tout ce qu’il possède. On comprend dès lors pourquoi saint Ignace de Loyola affirme que l’ingratitude est le plus grand de tous les péchés et la source de tous les maux (MHSJ, Epist. Ign., I, p. 192.) Il faudrait même définir le péché par l’absence d’action de grâces. Car refuser celle-ci, c’est penser que tout nous est dû, c’est se faire Dieu, comme Adam dans le paradis. L’exercice de l’action de grâces serait donc un moyen privilégié pour nous libérer du péché par excellence, qui est le péché d’orgueil. Par elle, en effet, nous serions mis en relation incessante avec Dieu, nous reconnaîtrions ce que nous lui devons dans le passé et nous attendrions qu’il nous accorde ses bienfaits.

Entre l’aveu du péché et l’action de grâces, s’instaure un échange où l’un et l’autre se fortifient. Plus nous savons qui nous sommes et le peu que nous valons, plus la gratitude jaillit du cœur.

Mais, à l’inverse, à travers l’amour qui permet une nouvelle naissance, c’est la lumière divine qui éclaire nos ténèbres et découvre notre désordre à des profondeurs jusqu’alors insoupçonnées. Si nous entrons dans ce double mouvement, il nous sera dévoilé toujours davantage notre pauvreté radicale. Au lieu de nous en étonner, nous y entrerons avec courage, parce que là est notre vérité et la connaître laisse la place libre à l’intervention de Dieu qui nous comble de lui seul.

À ce stade, nous ne pourrons plus nous scandaliser qu’il y ait du mal dans le monde et nous nous garderons bien d’en demander à Dieu la raison, sur un mode plus ou moins agressif, car désormais la question s’est retournée à nos yeux. Il nous semble incompréhensible, non qu’il y ait du mal, mais que tout ne soit pas absolument mauvais. Nous questionnons Dieu alors et nous l’interrogeons pour qu’il nous explique pourquoi il y a du bien dans le monde, pourquoi il n’a pas tout laissé revenir au néant, pourquoi il veut notre bonheur et pourquoi il nous aime.

Que l’homme puisse être bon, qu’un seul soit encore capable de générosité ; bien plus, que, sur terre, il y ait des êtres susceptibles de désintéressement et d’amour, c’est désormais une source inépuisable d’émerveillement. Le scandale ne réside pas dans le fait qu’il y ait du mal, mais dans le fait qu’il y ait du bien, et ce scandale est celui de la Croix et de l’amour. Pourquoi un Dieu a-t-il épousé la mort qui lui est plus contraire que l’eau ne l’est au feu, pourquoi, du mal, a-t-il voulu faire un bien et la source de tous les biens, de tous les bonheurs ? Cela est une folie mystérieuse. Si nous connaissions nos cœurs, nous admettrions sans peine que le péché d’Adam est la chose que nous comprenons le mieux de l’intérieur. De cette folie nous savons que nous en sommes capables, et c’est pourquoi nous nous en scandalisons si fort, mais la folie de Jésus-Christ ne devrait-elle pas devenir chaque jour davantage le sujet d’un étonnement sans limite, qui nous délivrerait de tout autre ? Personne alors ne pourrait plus troubler notre paix ou notre sourire, et nous arracher la liberté intérieure qui s’attend toujours, par sa faute, à de nouvelles misères, qui voit pourtant que la puissance de Dieu vient à bout des résistances les plus invétérées.

Lorsque l’homme se découvre comme créature à l’image du Très-Haut, il comprend qu’il doit obéir, mais la liberté dont il dispose le fait hésiter à s’engager franchement dans cette voie ; le jour où il se reconnaît sous les traits d’un pécheur pardonné, il ne marchande plus sa soumission, car il sait ne rien posséder d’autre, par lui-même, qu’un pouvoir de mort. Si paradoxale que la chose apparaisse, le péché peut donc devenir une aide précieuse dans la recherche de Dieu : il nous ouvre plus totalement à l’action divine et nous fait attendre humblement que le Sauveur veuille bien venir à notre rencontre.

Mais il ne faudrait pas oublier que le péché joue ce rôle après avoir été commis, après être devenu dans le monde un fait inéluctable qui, d’obstacle, doit devenir un moyen de salut. Loin de nous faire adopter une attitude passive, l’action de grâces qui naît du pardon reçu, nous contraint d’entrer dans une lutte incessante pour effacer jusqu’aux traces du péché et de ses suites innombrables. La reconnaissance de la miséricorde divine conduit le chrétien à travailler dans l’histoire, afin de la ramener à Dieu, en utilisant le péché, mais en vue de le faire disparaître.

 

 

A suivre…

« Une initiation à la vie spirituelle » - François Roustang

DDB, coll Christus, 1961

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