Sens du péché et action de grâces (suite)
Tout ceci qui conduit, sous une forme très abstraite sans doute, à l’affirmation d’une évidence (le péché, parce qu’il est refus du Dieu amour, est essentiellement séparation), peut aussi amener, si l’on en tire toutes les conséquences, à élargir, et en même temps à mieux rapporter à son centre, l’expérience religieuse. Il faudrait s’exercer à voir le péché en toutes les circonstances où la division s’établit et surtout là où elle s’établit par nous. Sous la multiplicité des conseils qu’elle prodigue aux hommes, l’Église ne fait que détailler indéfiniment, selon tous les niveaux et dans tous les ordres en lesquels se manifeste l’activité humaine, les normes à suivre pour que règnent en chaque individu, en chaque cellule sociale, dans les communautés plus vastes et enfin dans l’univers entier, la paix et l’unité que le péché vient détruire.
Permettre que demeurent des parts de mon être et de mon existence qui ne communiquent pas ou ne s’harmonisent pas entre elles, reléguer le souci de Dieu en quelques moments privilégiés de prière, refuser que ma vie quotidienne se soumette à des exigences religieuses plus fortes ou que mes actes religieux soient imprégnés de plus de vérité et d’humanité, tout cela est péché, par ce que c’est tolérer, et donc renforcer, les divisions qui existent déjà en moi.
Mais il faut transposer cette optique aux autres secteurs de la réalité. Lorsqu’elle considère, par exemple, la société conjugale, l’Église ne cesse de lutter contre les théories qui séparent l’amour de son expression sexuelle et celle-ci de la fécondité ; ou, au contraire, cette fécondité de l’union totale de l’homme et de la femme. De même, lorsque les chrétiens et tous les hommes sont invités à se comprendre et à se rassembler, ce n’est pas pour qu’ils fassent chorus à la lâcheté de certains pacifismes, car la paix proposée par le christianisme est plus rude que toute autre avant d’être douce, mais c’est par ce que l’accroissement des divisions humaines fait croître le péché et les puissances de mort.
Avoir le sens de mon péché revient à comprendre non seulement par l’intelligence, mais par le cœur, que j’en suis l’auteur chaque fois que, au lieu d’œuvrer à la pénétration réciproque des éléments de ce monde, je provoque leur éloignement. Me découvrir pécheur, c’est percevoir comment, avec plus ou moins de conscience, j’augmente les divisions latentes en moi-même et dans les autres ; comment je me sépare de ceux qui me sont proches ou lointains, et comment je travaille à les écarter, dans l’ordre spirituel, intellectuel, culturel ou matériel.
Le péché est donc un acte par lequel nous accentuons, à tous les niveaux où l’homme s’exprime, notre isolement ou celui de nos semblables. Par ce biais universel, on retrouve une définition classique du péché : la fermeture sur soi est la volonté de se suffire. Celui qui se comporte ainsi tend à supprimer toute relation avec Dieu et avec les autres ; et sans doute, au lieu d’une union avec autrui, qui comporte toujours une part de soumission et de dépendance, cherche-t-il alors une unité personnelle qui n’aurait sa source qu’en lui-même. Mais, ce faisant, il entre dans une contradiction mortelle, car si quelque chose peut jaillir en lui, ce ne peut être qu’à travers le rapport à autrui. Nous avons absolument besoin de nos semblables pour nous réaliser et pour nous épanouir, si bien que l’homme qui veut s’isoler pour n’avoir pas à conquérir une difficile unité, ne trouve plus en lui la moindre substance ; il ne rencontre que le vide et l’absence.
S’enfermer en soi sous le prétexte que, pour supprimer les divisions, mieux vaut abolir toute relation, c’est réintroduire en soi-même les divisions auxquelles on voulait échapper, parce qu’on se coupe alors de l’origine de l’unité : l’amour qui nous vient des autres et de Dieu.
Tout chrétien, tout homme peut-être, a fait cette expérience douloureuse, dont l’acuité d’ailleurs ne permet pas de souhaiter la répétition : il a tenté de se délivrer du poids des autres, ou même du besoin des autres, en se claquemurant en lui-même. Sur ce chemin de la suffisance, qui est bien celui du péché par excellence, il n’y a pas d’autre issue que l’autodestruction, c’est-à-dire le suicide, où se traduit avec une terrible exactitude, par la suppression de soi, la faillite de la relation à autrui. Car, si, en soi-même, on n’en vient à ignorer l’Autre et les autres, il ne reste rien, ou plutôt il demeure le rien, le néant et la mort. Connaître en soi la tentation du suicide, et quel homme un jour, à moins d’être aveugle, ne l’aura ressentie sous une forme plus ou moins larvée, c’est percevoir les conséquences ultimes du péché, c’est découvrir comment l’affirmation de soi, de l’homme qui veut s’isoler dans un égoïsme consommé, rejoint la destruction de soi et l’absolue ignorance des autres. On ne peut pas aller plus loin dans cette voie et saisir de façon plus claire à quel point le péché est réellement le contraire de l’amour en ce sens, tout péché est un suicide pour avoir voulu être un homicide, c’est-à-dire une suppression de l’autre.
Si le péché est le contraire de l’amour, il est inséparable de la mort. Chacun peut en avoir le pressentiment, lorsque, n’acceptant pas de s’ouvrir aux autres, il devient incapable de faire naître le dialogue et l’échange, seuls susceptibles de lui donner le goût de vivre. Un moment, sans doute, on peut se contenter de deviser avec soi-même et de trouver ainsi, avec l’interlocuteur que l’on est pour soi, le parfait accord dont rêve chaque homme et qui s’identifie avec son existence. Mais bientôt, par le fait que l’on n’a pu trouver nul autre en retournant sa conscience sur elle-même et que l’absence d’altérité véritable ne nous a pas permis d’être connu et reconnu, nous en venons à nous dévorer nous-mêmes en croyant toutefois nourrir notre âme de la substance de quelqu’un qui nous aime et qui se donnerait librement à nous. Créés par une relation et ne pouvant subsister que par elle (la relation à Dieu est semblable à celle qui nous relie aux autres), nous galvaudons notre vie, comme une eau répandue sur la pierre, lorsque nous refusons de répondre aux autres et de leur accorder l’accueil qu’ils attendent de nous et qui les feraient se souvenir de leur vocation divine. Briser les liens qui nous attachent à nos semblables, c’est les mettre à mort et nous condamner nous-mêmes à la stérilité de la mort.
Formules abstraites peut-être, mais proches de notre expérience. N’est-ce pas là ce que nous lisons dans les faits divers, où les crimes commencent par la soif inassouvie d’attention, de sollicitude et d’affection ?
Mais c’est encore ce qui se passe dans les vies en apparence les moins troublées. L’échec d’un dialogue entre deux amis va peut-être débiliter l’un et l’autre pour longtemps ; l’absence de compréhension entre un homme et une femme, appelés à grandir dans l’amour, atrophie les forces qui devraient leur donner un courage mutuel ; quant à l’ignorance des autres, entretenue par les citoyens d’une même nation ou par les habitants de pays différents pour préserver leur tranquillité ou leurs biens, elle finit toujours par se changer, plus ou moins rapidement, en conflits et en violence. Tout cela est notre péché parce qu’il est contraire à la charité dont la loi est communion.
Il n’est pas question de sous-estimer la définition que la morale chrétienne donne du péché personnel où la responsabilité se trouve engagée et qui comporte, outre une « matière » plus ou moins grave, une conscience et une volonté de mal faire qui auront elles-mêmes leur degré. C’est bien dans cette perspective que nous nous sommes situés jusqu’à présent et c’est elle que nous voulons tenter d’approfondir. Il arrive souvent, en effet, que, perdant de vue l’essence même du péché et sa source unique, nous jugions nos actes par rapport à la notion que peut s’en faire notre milieu ou en fonction des questionnaires préparatoires à la confession, périodiquement remis à jour. Nous oubliions la multiplicité infinie des formes du péché et nous avons tendance à nous en tenir à des listes établies par avance, qui ne correspondent pas toujours aux situations concrètes dans lesquelles nous avons à nous décider. Plus dommageable encore, nous mesurons la perversité de nos démarches d’après leur seule gravité « matérielle », sans tenir compte de la conscience et de la volonté avec lesquelles nous y sommes engagés, ce qui réduit la moralité à l’application d’un code pénal et lui fait perdre toute consistance religieuse.
Au contraire si, prenant du recul par rapport aux catalogues de fautes, même les plus détaillés et les mieux adaptés, nous portons notre attention sur le péché comme obstacle à la charité divine, nous nous apercevons, dans toute l’étendue de notre activité et de nos passivités, comme des fauteurs de division. Au lieu de s’arrêter à des gestes extérieurs limités, et ainsi de se durcir, notre conscience deviendra attentive aux circonstances où nous avons provoqué ou accentué des séparations. Elle sera alors capable, non de se forger sa propre morale, mais de se rendre compte que le péché est partout dans nos existences et que c’est partout aussi qu’il nous faut le reconnaître et l’avouer. Cette lumière sur l’essence du péché rejaillira sur notre façon de concevoir notre responsabilité et les connivences que nous entretenons en nous.
Plus la « matière » du péché temps à s’élargir et à s’approfondir, plus la lucidité et le consentement que nous apportons à pécher apparaissent grands. Sans tomber dans une culpabilité morbide, la conscience qui s’affine découvre de nouvelles formes de misère et le secret accord qu’elle donne à leur accomplissement. Les saints dont on s’étonne qu’ils se prétendent de grands pécheurs ont simplement progressé très loin dans cette voie, et ce qu’ils affirment n’est pas à mettre au compte de pieuses exagérations, mais relève de faits dûment constatés que notre engourdissement et notre cécité sont seuls à nous cacher.
A suivre…
« Une initiation à la vie spirituelle » - François Roustang
DDB, coll Christus, 1961