C'est à ce baptême de Jésus par Jean que nous font assister maintenant les trois synoptiques (Matthieu, Marc et Luc). Cet acte est le point culminant de la carrière du Précurseur et le trait inaugural de celle du Messie. C'est déjà, au seuil même de la vie publique un des moments les plus élevés du mystère.
Cette rencontre de Jean avec Jésus est présentée brusquement, sans préambule, et sans préparation ni progression d'aucune sorte. Nous le saurons par l'évangile de l'enfance, ces deux prophètes étaient parents, et leurs origines avaient eu des points communs. Mais s'étaient-ils ensuite, au cours de leurs vies, beaucoup rencontrés ? Ni l'évangile de l'enfance ni celui de la vie publique n'en disent rien. Nous apprendrons que leurs deux jeunesses furent assez divergentes. Il est possible néanmoins que parfois ils se soient vus, par exemple à la Ville sainte pour les grandes fêtes, ou bien dans leurs villages pour des réunions de famille. Lorsque Jean voit Jésus venir à lui, il sait que c'est Jésus. Aucun texte ne suggère qu'il le sache par quelque intuition surnaturelle. Il paraît le connaître naturellement. Ce qu'il ne sait pas totalement, c'est le fond du mystère et l'éminente Relation que Jésus peut avoir avec Dieu. Et c'est cela qui va être révélé à Jean.
Marc nous raconte la scène sans se départir de sa brièveté, laquelle est d'ailleurs ici étrangement expressive. Matthieu apporte à son récit plus de solennité. Et Luc donne au sien, aussi bref que celui de Marc, un tour cependant plus explicatif. Ecoutons d'abord le récit de Marc ; ensuite nous entendrons mieux celui de Matthieu.
[Mc 1, 9-11] Justement il arriva dans ces jours-là que Jésus s'en vint de Nazareth de Galilée et qu'il fut baptisé au Jourdain par Jean. Alors, brusquement, comme il remontait de l'eau, il vit les cieux se fendre et l'Esprit, comme une colombe , descendre vers lui. Puis, il se fit, des cieux, une Voix : " Tu es mon Fils bien-aimé ; en toi je me suis complu."
L' évangile de Marc ne s'intéresse au Précurseur que dans la mesure où celui-ci introduit Jésus. Or, c'est à partir de ce baptême que Jésus entre véritablement en scène. C'est pourquoi la manifestation semble se faire uniquement en fonction de lui. C'est pour lui, Jésus, que les cieux se fendent, et c'est à lui que la Voix s'adresse. Il est, dans ce bref récit, non pas seulement le personnage principal, mais en quelque sorte le personnage unique.
L'évangile de Luc [Lc 3,21-22] ajoute des détails sur les circonstances, mais demeure dans la note de celui de Marc. Luc explique que la chose arriva après que tout le peuple eut reçu le baptême et dans le moment où Jésus, ayant été lui aussi baptisé, se trouvait encore en prière : c'est alors que le ciel fut ouvert, et que le Saint-Esprit descendit sur Jésus en forme corporelle comme une colombe, et que du ciel une Voix se fit : " Tu es mon Fils, mon bien-aimé : en toi je me suis complu."
Luc ne veut pas s'attarder. Il a donné au précurseur une large place dans l'évangile de l'enfance. Il est pressé maintenant d'en finir avec lui : il insère la mention de l'emprisonnement de Jean avant même de raconter le baptême de Jésus [Lc 3, 23-28]. Dans la pensée de Luc, ces rapprochements ont une grande signification.
Cependant, c'est Matthieu qui montre le mieux la beauté de la rencontre de Jean avec Jésus. Il laisse le rôle du Précurseur dans tout son relief, sans diminuer, bien entendu, l'entrée en scène du Messie. Il écrit [Mt 3, 13-17] : C'est alors que se présente Jésus venu de la Galilée au Jourdain, vers Jean, pour être baptisé par lui. Jean toutefois s'appliquait à l'empêcher : " C'est moi qui ai besoin d'être baptisé par toi, disait-il ; et voilà que tu viens à moi ! " Mais Jésus lui donna la réplique : " Laisse faire pour l'instant, dit-il, car c'est ainsi qu'il nous convient de remplir toute justice." Alors Jean le laisse faire. Une fois que Jésus eut été baptisé, aussitôt il remonta de l'eau. Et voici que pour lui les cieux furent ouverts. Et il vit l'Esprit de Dieu qui descendait comme une colombe et qui venait sur lui. Et voici que des cieux une Voix disait : " Celui-ci est mon Fils, mon bien-aimé, en qui j'ai toute ma complaisance."
De l'aveu de tous les interprètes, cette démarche est capitale. Jésus quitte sa Galilée pour le Jourdain. Il s'en va de Nazareth, dit Marc : c'est là qu'il avait grandi et vécu. Il n'y reviendra presque plus. Il abandonne sa vie cachée pour s'engager dans une vie publique. Il laisse une existence tranquille et sédentaire pour une grande aventure mouvementée, son métier d'homme pour sa mission de Messie. Il semble que Jésus se soit présenté un jour de ce fameux hiver où la mission de Jean battait son plein. Il a voulu, lui aussi, en apparence faire comme tout le monde, suivre le mouvement, écouter le Baptiste, avoir part à la mission et recevoir le baptême. Un jour donc, après que beaucoup d'hommes ont reçu ce baptême, Jésus s'en vient très modestement le demander pour lui.
Le récit de Luc nous donne l'impression que la scène n'a pas lieu devant la foule, que peut-être même elle n'a pas d'autres témoins que Jean et les intimes. le récit de Matthieu est seul à nous rapporter les hésitations du Baptiste et le dialogue avec Jésus. Le fils de Zacharie connaît certainement assez le fils de Marie pour savoir que celui-ci n'a pas besoin d'un baptême de pénitence en vue de la rémission des péchés. Jean sait qu'il est lui-même pécheur et qu'il a besoin de se tremper dans les eaux de la pénitence, tandis que Jésus est sans péché, et uniquement venu pour les péchés des autres. Laisse faire pour l'instant, lui dit Jésus. Pour l'instant, c'est-à-dire : en attendant l'heure où doit éclater la pleine manifestation. Laisse faire, tant que c'est encore possible, et que je suis au rang de tous. C'est ainsi qu'il sied que nous accomplissions, toi et moi, toute justice. Toute justice, c'est-à-dire tout l'ordre établi par Dieu. Jésus voit dans le ministère que Jean doit exercer envers lui une disposition de la sagesse divine : ils doivent s'y tenir avec soin, l'un et l'autre.
Au regard des bons Israélites, lorsqu'ils sauront la chose, cet acte apparaîtra comme une ordination messianique, le sacre du Messie par les mains du nouvel Elie. Jean n'avait pas prévu que ce baptême, qu'il avait eu l'inspiration d'instituer pour toucher les hommes de son peuple, aurait cette insigne faveur d'être sanctifié par Celui qui serait le sauveur du peuple. Jésus, plus tard, dira lui-même devant tous les Juifs que ce baptême était " un dessein de Dieu ", que ceux qui ont eu la simplicité de s'y soumettre " ont donné raison à Dieu ", et que les autres, en ne s'y soumettant pas, " ont rendu inutile, pour leur part, ce dessein de Dieu " [Lc 7, 29-30]. Il est aisé de présumer de quel côté Jésus a voulu se ranger. Son précurseur et lui font assaut d'humilité comme de grandeur d'âme. Jean se fait prier, puis finit par céder. Alors, Jésus se fait baptiser. Il prie pendant le baptême. Il prie encore en sortant de l'eau. Luc nous fait contempler ce Christ ruisselant des eaux du baptême et parlant avec Dieu.
A ce sortir des eaux a lieu la théophanie ou manifestation de Dieu qui est, avec celle de la Transfiguration, l'une des plus belle de toute la vie publique de Jésus. C'est pour lui que les cieux s'ouvrent, c'est pour lui, dit Matthieu avec une insistance qui nous surprend [Mt 3,16]. Ils se fendent, dit Marc dans son évangile, ils se déchirent. Les cieux, dans ce tableau, sont comme l'habitacle réservé de Dieu et l'image de son mystère. Aussi cette ouverture des cieux est-elle comme une entrée dans le secret de Dieu. Rien ne peut mieux exprimer ce qu'est le mystère de Jésus. L'image est plus parlante que cette échelle de Jacob, qui sera prochainement évoquée par Jésus lui-même [cf. Jn 1,51]. Si les cieux se fendent au-dessus de Jésus, c'est un signe qu'il est entièrement dans l'intimité de Dieu. La déchirure des cieux est donc le premier élément de la théophanie. Deux autres éléments s'y ajoutent : le vol de la colombe, symbole du Saint-Esprit, et la Voix qui part du plus profond, et qui est celle du père. A l'entrée même de l'évangile de la vie publique, nous avons là un passage trinitaire. Si Marc dit seulement " l'Esprit ", l'évangéliste Matthieu écrit " l'Esprit de Dieu ", et Luc dit avec une détermination plus précise " le Saint-Esprit".
La colombe. Lorsqu'on a soi-même observé l'ampleur et la majesté que peut déployer dans un ciel lumineux un simple vol de colombe, on comprend qu'il puisse servir à la théophanie du Saint-Esprit. Une seule colombe dans un grand vol plané semble tenir tout le ciel, elle remplit tout l'espace. Celle d'ici ramasse dans son vol tout le divin, pour s'en venir demeurer sur une tête humaine. Le sens est flagrant.
La Voix. Quant à la Voix, elle exprime en des paroles d'homme la pensée de Dieu sur le Christ Jésus. Elle déclare qu'ils sont Père et Fils, et Celui-ci qui sort des eaux du baptême de Jean est véritablement l'Elu de Dieu. Que la parole ait été prononcé à la deuxième personne ( " Tu es tout mon amour ") ou à la troisième ( " Il est tout mon amour ") ne change rien au sens profond des choses, ni même à la nature de la manifestation. Il n'y a pas trace, dans aucun évangile, que Jésus ait eu besoin de cette révélation, ni pour prendre conscience de soi, ni pour s'engager envers nous.
D'après le quatrième évangile, c'est Jean-Baptiste qui assure qu'il avait grand besoin, lui, d'être éclairé : cette théophanie (manifestation) lui a procuré la lumière. En somme, le Messie est révélé au dernier de ses prophètes au sortir de ce baptême, comme il le sera aux premiers de ses Apôtres dans l'éclat de la Transfiguration. Ce sont incontestablement de grands moments dans l'évangile. Ce qui importe ici, ce n'est pas l'immersion, c'est la théophanie dont elle est l'occasion. Même la critique rationaliste a senti la portée d'un tel acte. Elle essaie, bien entendu, d'expliquer les choses en en réduisant le surnaturel. Elle dit : c'est une vision de Jésus, ou une fore impression éprouvée par lui lorsque, vivant dans la compagnie de Jean et demeurant très réceptif sous l'influence de ce prophète, il s'en trouva fort exalté. Ou bien elle dit encore : c'est une pieuse invention imaginée par les premiers chrétiens. Tout cela, naturellement, peut se dire, s'écrire, et même se penser. Malheureusement, ce n'est pas dit dans les pièces, c'est même contredit par elles. Ces pièces se présentent comme des témoignages d'une transparente ingénuité : elles sont donc, ou très habilement truquées, ou très grossièrement erronées ; l'une et l'autre supposition soutiennent mal l'examen. Le quatrième évangile, écrit après les autres, devrait abonder dans le sens d'une évolution ; or, bien loin de suggérer qu'un progrès se soit accompli dans l'âme de Jésus, il confirme au contraire que le progrès s'est fait uniquement dans la pensée religieuse de Jean.
L'évangile de Jean laisse dans l'ombre l'accoutrement du prophète, son ascèse, et même sa prédication. Il estime n'avoir pas à revenir sur cette page d'histoire, qu'il juge excellemment écrite par ses devanciers, et suffisamment connue des chrétien. S'il ne retouche pas à l'œuvre du Précurseur, en revanche il en rehausse le plus qu'il peut la personne, pour l'incliner plus profondément devant celle du Christ. Le précurseur est le nabi dans toute la force du terme, " l'homme envoyé d'auprès de Dieu " (Jn 1,6), " le témoin de la Lumière, celui qui est né pour ce témoignage" (Jn 1,7), et qui s'en est toujours parfaitement acquitté (cf. Jn 1,15). L'évangéliste insistera beaucoup sur ce caractère de témoin qu'il attribue à Jean. Il ne raconte pas le baptême de Jésus mais il y fait une allusion formelle (cf. Jn 1,32) précisément pour dire que, grâce à la théophanie liée à ce baptême, le Christ est révélé pleinement au Précurseur (son nouvel Elie), et par celui-ci à tout Israël.
Le témoignage du Précurseur, à partir de là, devient plus complet et plus pressant. Voici vraiment l'Agneau de Dieu, dira Jean (Jn 1,29). Voici vraiment l'Elu de Dieu (Jn 1,34). Ainsi, par la manifestation trinitaire, consécutive à son immersion baptismale, Jésus-Christ n'est pas révélé à lui-même, il est révélé à Jean et par Jean, il est révélé à nous. En voyant que ce Christ lui était si parfaitement montré, le Précurseur a même pu croire qu'il n'avait plus qu'à s'effacer tout de suite devant lui, pour lui céder totalement la place. Il était pressé de terminer son œuvre pour que Jésus pût inaugurer la sienne. Moi fini, se disait-il, c'est Lui qui commence. Or, sur le moment, il n'en est rien. Tout au contraire, Jésus disparaît des parages de Jean aussi soudainement qu'il y est apparu ; et, pendant plus d'un mois, personne ne le voit plus ni probablement ne sait où il est. Jean comprend qu'il doit continuer son rôle, remplir sa tâche, rester en scène, demeurer sur le théâtre de ses opérations.
A suivre…
P.-R. Bernard, O.P - Le Mystère de Jésus - Salvator, 1967