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L'Eglise et l'Islam 5/5

Je vous propose la suite du texte d'Alain Besançon, extrait de son livre : "Trois tentations dans l’Église" paru en 2002 aux éditions Perrin (ISBN : 2-262-01952-5). Voici des extraits tirés des pages 145 à 222 (livre format poche).

 

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Nicolas de Cues ou la recherche du point sublime

Dans les paysages montagnards, les guides touristiques signalent le point d'où le panorama se découvre dans sa plus grande ampleur et dans sa splendeur la plus vertigineuse : c'est le " point sublime ".

C'est celui qu'a recherché Nicolas de Cues. " A mon retour de Grèce, écrit-il à la fin de la Docte Ignorance, sur mer, et sans doute par un don du père des lumières, de qui vient tout don excellent, j'ai été amené à embrasser des choses incompréhensibles d'une façon incompréhensible dans la docte ignorance, en dépassant ce que les hommes peuvent savoir des vérités incorruptibles [...] Mais dans sa profondeur, tout l'effort de l'esprit humain doit se porter là, afin de s'élever à cette simplicité où coïncident les contradictoires. " Il a donc eu une intuition mystique dont il cherche à rendre compte rationnellement, en s'appuyant sur Proclus et la mystique néo-platonicienne. Un contemporain, maître en théologie et recteur de Heidelberg, Nicolas Wenck, accusa le Cusain de nier le principe de 159 contradiction posé par Aristote comme le principe régulateur de toute la philosophie (note de l'auteur : voir l'introduction et le commentaire de François Bertin à Trois traités sur la docte ignorance et la coïncidence des opposés, Paris, Ed. du Cerf 1991)

Par sa doctrine de la "coïncidence des opposés ", le Cusain, selon Wenck, se soustrait d'avance à la critique, puisque un argument ne peut être rejeté par un autre et qu'aucune déduction logique ne peut plus être  opposée validement à une affirmation quelconque. Si, porté au "maximum", le centre du cercle coïncide avec la circonférence, pourquoi tout ne coïnciderait pas avec Dieu en tant que maximum absolu auquel rien ne s'oppose ? Nicolas de Cues se défendit de cette accusation de panthéisme en distinguant le plan de la raison discursive d'avec la vision "supramentale" qui seule autorise une connaissance immédiate, synthétique et donne l'intuition de la coïncidence des opposés. Le centre et la circonférence ne coïncident pas dans la vision rationnelle, mais seulement à travers un "passage à la limite ", une " transsomption ", un transport mystique, quoique d'une mystique rationalisée. C'est pourquoi Nicolas invoque l'autorité du Pseudo-Denys et reproche à son adversaire " d'avoir craint d'entrer dans la ténèbre qui consiste dans l'admission des contradictoires".

Il faut avouer que nous sommes tout près du sublime kantien. Avec, toutefois, une différence essentielle : la raison n'est pas débordée et au sein de la "ténèbre", Nicolas transporte avec lui un savoir reçu. L'ignorance reste docte. Un peu de théologie affirmative subsiste (précairement, il est vrai) à côté de la théologie négative. Il continue de distinguer, au sein de la coïncidence des opposés, le divin de l'humain, les trois Personnes dans l'Un divin, les deux natures dans le Christ, la droite doctrine des hérésies. Il ne se laisse pas tout à fait enivrer par son symbolisme mathématique et passe la limite avec un bagage. Dans le sublime l'âme sait à l'avance que ce qu'elle intuitionne est hors de portée. Ce vide, ce rien final qui l'émeut, est paradoxalement plus orgueilleux que l'humble "presque rien" de la docte ignorance.

La " Paix de la foi " (De pace fidei) fut donc écrit l'année de la chute de Constantinople et en pleine offensive turque 160 dans les Balkans. Les chances d'une action concertée de l'Europe étaient minces et le Cusain prône une politique de simple résistance. Dans une lettre à Jean de Ségovie (1454), il écrit en effet : " Si nous choisissons d'attaquer par une invasion en armes, nous devons craindre, en usant de l'épée, de périr par l'épée. Ainsi donc, seule la défensive est sans péril pour le chrétien."

L'ouvrage commence par une vision. Le "voyant" (qui est Nicolas) comprend qu'on peut "facilement trouver un certain accord " entre les bons esprits de diverses religions et ainsi établir une " paix perpétuelle en matière de religion ". Il est transporté en un "haut lieu d'intellection". Un ange (plus exactement une "puissance") supplie le Roi du Ciel de montrer sa "face" de telle sorte que tous sachent  "qu'il n'est qu'une religion unique dans la diversité des rites". Les hommes désirent la vie éternelle, laquelle n'est autre que la vérité que cherche l'intellect, et cette vérité qui nourrit l'intellect c'est le Verbe. Le Verbe fait chair prend alors la parole et confirme : " Comme la vérité est une et qu'il n'y a pas de libre intelligence qui puisse manquer de la saisir, toute la diversité des religions sera ramenée à une seule foi orthodoxe." C'est donc par voie de déduction abstraite, de raisonnement théologique irréfutable que le Cusain pense forcer la conviction des hommes d'une autre foi. Il pense fonder rationnellement - en passant, selon les principes de la Docte Ignorance, par la considération de l'infini - la Trinité à partir de l'Un divin, l'Incarnation et tous les mystères jusqu'aux sacrements. A partir de l' infini divin, il croit à une identité fondamentale de toutes les religions qui n'ont qu'à être "expliquées", c'est-à-dire développées, pour révéler la "Ur-Religion" et les "Ur-Dogmen" sous-jacents. 

Le Roi du Ciel convoque à Jérusalem une sorte de concile où sont représentées toutes les nations et les religions de la terre. A savoir : un Grec (l'orthodoxie schismatique), un Italien, un Arabe (l'islam), un Indien (le polythéisme), un Chaldéen, un Juif, un Scythe, un Français, 161 un Persan (l'islam, derechef, sans qu'il soit fait mention de son chiisme éventuel ; la Perse ne devint officiellement chiite qu'en 1502), un Syrien, un Espagnol, un Turc, un Allemand, un Tartare (le paganisme dans sa plus grande simplicité), un Arménien (sans allusion au monophysisme), un Bohémien, un Anglais. Les premiers ont pour interlocuteur le Verbe lui-même qui les convainc de la Trinité dans l'Unité divine : les suivants sont entretenus par Pierre, sur la réalité de l'Incarnation, la divinité du Christ, l'union hypostatique des deux natures. Paul explique aux derniers la justification d'Abraham par la foi, l'authenticité des commandements, la valeur des sacrements.

La teneur et la validité de l'exposition théologique de Nicolas n'est pas dans mon sujet. En bref, l'argument part de la reconnaissance dans toutes les religions, soit explicitement, soit implicitement, de l'existence de Dieu, souverain et présent dans toute la diversité des cultes. Honorer Dieu, c'est honorer la cause première, la cause parfaite qui doit nécessairement être Une, Égale à elle-même et en parfait lien d'amour avec cet Égal. Puisque tous les hommes, consciemment ou non, posent Dieu, ils posent nécessairement l'Un, l’Égal et le Lien, autrement dit la Trinité sainte. L'homme qui est fini aspire à l'infini et dans Jésus Christ le fini et l'infini se rencontrent, l'humanité et la divinité sans confusion ni séparation. Par des raisonnements du même type, qui doivent beaucoup, selon Nicolas, à Richard de Saint-Victor, et sans doute tout autant à Proclus, on prouve, contre le Coran, mais d'accord avec Avicenne (du moins selon le Cusain), la nature spirituelle du Paradis, la supériorité de la foi sur les œuvres, la vraie signification du baptême et de l’Eucharistie. 

Bien que le propos de Nicolas vise une concordance cachée de toutes les religions avec le dogme chrétien, c'est, comme l'époque l'exige, l'islam qui se trouve au centre de la cible. C'est pourquoi, quand le "Verbe" déclare : " Vous êtes d'accord sur la religion du Dieu unique, que vous présupposez tous, du fait même que vous faites profession d'être des amis de la sagesse", cette confession initiale de l'Unicité divine recueille aussitôt l'approbation du musulman. Cette entrée de matière est faite pour lui.

D'autres titres recommandent l'islam à la considération du Cusain. En effet, le musulman confesse que Jésus est 162 la Sagesse, puisqu'il est le Verbe de Dieu. C'est en effet l'expression employée par le Coran. Toutefois, le musulman ne peut reconnaître que Dieu ait un fils, "car le fils serait un autre Dieu que le Père" et l'islam ne tolère pas que l'Unique ait des "associés". Il ne reconnaît pas non plus  la divinité de l'homme Jésus. Mais le fait que Jésus occupe parmi les prophètes un rang aussi éminent est compté à mérite. "Paul" souligne : " Tu as entendu, dit-il au Tartare, que non seulement les Chrétiens  mais les Arabes confessent que le Christ est le plus élevé de tous ceux qui furent ou qui seront en ce siècle ou dans l'autre, et qu'il est la face de toutes les nations." De même, si les musulmans nient que le Christ ait été "crucifié par les juifs", il semble que "ce soit par respect pour le Christ qu'ils parlent ainsi, car pour eux des hommes comme les juifs n'avaient aucun pouvoir sur le Christ". 

Le mode déductif de son exposé scolastique à partir de l'axiome du Dieu unique était le seul que Nicolas pouvait envisager dès l'instant  qu'il s'adressait à des musulmans qui ne reconnaissent pas l'autorité de la Bible. Cet exposé abstrait et strictement rationnel pouvait plaire, espérait-il, à des sages musulmans nourris de la meilleure philosophie comme celle d'Avicenne. Mais cela le condamne à abandonner le plan de l'histoire du Salut tel justement qu'il se compose et se contemple à travers les deux Testaments. Il se trouve ainsi prisonnier de l'anhistorisme musulman avec pour seule arme la philosophie, ou seulement sa philosophie particulière. Si irréprochable que soit sa théologie, il l'a vidée de toute substance, l'a désincarnée au point de la réduire à un système   et de perdre de vue l’abîme qui sépare la conversion au Dieu vivant de l'adhésion à un schéma théologique. La "ténèbre" où celui-ci conduit risque de ressembler à la nuit dont parle Hegel, "où toutes les vaches sont grises".

Comme on pouvait s'y attendre, cette déviation du sens chrétien au contact de l'islam amène à une distanciation avec Israël. Que pour eux Jésus-Christ soit Verbe de Dieu, qu'il soit "ressuscité des morts" (ce qui est faux puisque l'islam affirme qu'il n'a pas été crucifié), "qu'il ait créé des oiseaux avec de la boue et fait beaucoup d'autres miracles" donne aux musulmans une proximité de la vraie doctrine dont les juifs sont plus éloignés. Le Persan dit : " Il sera plus difficile 163 d'amener les juifs que les autres à cette croyance puisqu'en ce qui concerne le Christ, ils n'admettent rien expressément". Et "saint Pierre" répond : "Ils ont dans leurs Livres saints tout ce qui concerne le Christ ; mais, suivant le sens littéral, ils ne veulent pas comprendre. Cette résistance des juifs n'empêchera pas l'accord. Car ils sont en petit nombre et ne pourront troubler par les armes le monde entier."

 

Nous avons cité trois témoins d'importance : un saint, un empereur, un cardinal de l’Église romaine. Le premier décrit sans chercher à convertir, mais plutôt à empêcher la conversion rapide des chrétiens de Syrie. Le deuxième et le troisième sont animés d'un espoir missionnaire. Manuel a affaire à un musulman en chair et en os : il doit se défendre et expliquer sa religion. Le Cusain propose une matrice de pensée logique, si indubitable qu'elle doit conduire, non pas exactement à la conversion, mais à la prise de conscience que sous toute religion et principalement sous l'islam gît la présupposition du dogme chrétien. Les deux derniers échouent et leur échec les conduit, tout comme saint Jean Damascène, à monologuer et à exposer apodictiquement la religion chrétienne. Or, si impeccable que soit cet exposé, il conduit à une sorte d'excentration du christianisme comme si, par l'effort pour se rapprocher et se faire comprendre de l'islam, il subissait une discrète et inconsciente déformation. Il faut donc nous demander pourquoi et tâcher de comprendre sinon l'islam, du moins ce qui, du point de vue chrétien et pour le christianisme, est en lui une source de malentendu.

 

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