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Les enfants de Sara-la-Kâli (7)

Chaque année en mai, les Tsiganes viennent aux Saintes, en pèlerinage pour vénérer leur Sainte, Sara la Noire. Ce temps fort est marqué (tous les 24 mai) par la procession de la statue de Sara portée jusqu'à la mer.

 

Dix jours aux Saintes...

 

Texte extrait du livre de Maurice Colinon  : " Les Saintes Maries de la Mer " Éditions SOS, 106 rue du Bac, 1975 - ISBN 02.7185.0792-6

 

Né à Château-Thierry en 1922, Maurice Colinon a mené parallèlement une double carrière de journaliste et d'essayiste. Reporter dans un hebdomadaire à grand tirage, il est parti à la découverte de l'occultisme, du spiritisme, de la guérison buissonnière et des sectes. En 1955, il pénètre enfin dans l'univers insolite des gitans, et devient leur chroniqueur et leur ami. Vice-président national de " Notre-Dame des Gitans " et directeur de la revue " Monde Gitan ", ce fidèle pèlerin des Saintes-Maries-de-la-Mer nous ouvre le chemin.

 

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Nous voici  parvenus au bord de la mer. Les chevaux y entrent les premiers et forment un demi-cercle. Sara les suit, sur les épaules de ses porteurs. Puis, dans un élan irrésistible, la foule gitane entraînant les curieux sur son passage. Les jeunes Gitanes ont de l'eau jusqu'aux genoux, mais ne font pas un geste pour relever leurs longues robes. Comme les hommes, elles sautent joyeusement sur place, poussent des cris et frappent dans leurs mains, sans que personne puisse expliquer le sens de cette exaltation. Puis tout le cortège fait demi-tour et, sous l'ardent soleil de mai, reprend le chemin de l'église. Il s'effiloche tout au long du parcours, chacun s'écartant au moment où il passe devant ses caravanes. Quand Sara regagne la crypte, elle n'a plus autour d'elle qu'une centaine de fidèles, que deux heures de marche et de cris n'ont pas épuisés. Longtemps encore, elle recevra visites et hommages, l'humble servante devenue reine d'un peuple aussi étrange qu'elle. 

Jusqu'à minuit, les gitans ne cesseront de pénétrer dans l'église, pour y accomplir une série de dévotions au déroulement presque immuable. La première halte s'effectue devant la barque des Saintes Maries, dont les statues jumelles commencent à ressembler à celle de Sara et à disparaître sous les vêtements dont les parent les Gens du Voyage. Une vieille Gitane, portant sur le bras deux somptueux manteaux brodés de paons bleus et or, est là depuis plusieurs minutes. Elle est trop âgée et trop faible pour se hisser sur la pierre d'autel et atteindre les saintes. Un jeune Boumian grimpe à sa place et attache les vêtements, prenant grand soin d'en arranger les plis avant de redescendre. La vieille tend la main, la pose sur chacune des Saintes puis la porte dévotement à ses lèvres.

D'autres Gitans traversent la nef, les bras chargés de cierges énormes. arrivés devant les châsses, ils s'arrêtent, déposent leur fardeau et étreignent à pleins bras les coffres jumeaux. Longuement, ils y posent un bouquet de feuillages qu'ils remporteront avec eux. Puis ils gagnent, d'un pas assuré, la crypte de plus en plus enfumée.

44 Leurs cierges allumés, ils s'approchent de la statue et, à tour de rôle, embrassent son visage bruni. Puis ils entreprennent  de se photographier mutuellement avec elle. Un tout jeune garçon, d'un geste spontané et touchant, saisit la robe de Sara et l'étreint contre son cœur. Quand c'est au père de poser, il passe un bras presque tendre autour du cou de Sara et son visage prend un air d'intense gravité. C'est vraiment la "photo de famille", et le plus sceptique s'avoue attendri et ému. 

Avant de quitter la crypte, la mère de famille glisse subrepticement dans le coffret préparé à cet effet un objet invisible. Ce réceptacle des intentions laisse deviner, à travers une vitre jaunie, quelque-uns de ses secrets. Il y a là, entassés les uns sur les autres, des fragments de vêtements, des mouchoirs, des mèches de cheveux, beaucoup de petites photos, des pansements encore maculés de sang, des brassières d'enfants et des dizaines de messages, griffonnés sur un bout de papier déchiré ou soigneusement tracés au dos de cartes de visite. Et l'on a le cœur étreint à la pensée de toutes ces misères humblement confiées, de tant  de détresses et d'espoirs déposés là par tant de mains anonymes et ferventes, de tant de confiance et d'amour. 

Au moment où j'émerge avec la famille de la fournaise souterraine, une étrange agitation attire tous les regards vers le fond de l'église. On entend des appels étouffés, des vagissements, des trépignements, sur lesquels se plaquent par instants des  accords de guitare. On tape dans ses mains, on rit sans retenue, on jacasse en dialecte. Impossible de s'y tromper : ce sont des Gitans rassemblés pour venir faire baptiser leurs nouveaux-nés. Qu'ils aient la foi démonstrative et joyeuse ne saurait que choquer que les chrétiens moroses !

Le petit groupe s'approche du maître-autel et s'installe au premier rang des bancs du chœur. Entre deux invocations et deux gestes liturgiques, les guitares retentiront parfois encore, égrenant quelques notes en cascade. C'est que le baptême est, pour les Gitans, un acte essentiel. Avant d'avoir reçu l'onction sainte, l'enfant n'est pas tout à fait, à leurs yeux, un être humain ; 45 on n'est pas sûrs qu'il ait une âme. Le baptême, par une vertu quasi magique, va le préserver des maladies et le mettre à l'abri des ruses et des esprits mauvais. 

Mais il faut très vite corriger cette interprétation primitive et utilitaire. Comme tous les pèlerinages gitans, celui des Saintes-Maries-de-la-Mer est aussi pour certains l'occasion d'un retour sur eux-mêmes et de secrètes conversions. Loin de la foule et du bruit, des prêtres, des religieuses, des laïcs s'en vont dans les caravanes faire le catéchisme et préparer le peuple errant à la réception vraie des sacrements. Que cela porte fruit, comment en douter devant une scène comme celle-ci ?

Un papa gitan, moustaches en croc et regard de feu, contemple le cierge qu'il tient à la main, au-dessus de l'enfant baptisé. Comme pour lui-même, il commente : " Tu vois, on allume un cierge pour éclairer la route qui nous mène à Jésus." Et pour appuyer son affirmation, il ajoute d'une voix vibrante : " Que je meure à l'instant si je ne dis pas vrai !"

Une religieuse, témoin de la scène, murmure à mon oreille :

- Voilà la foi gitane en marche. A travers un peu de superstition, ils aiment les Saintes et Sara de tout leur cœur, un peu comme nous autrefois quand la Vierge masquait souvent le Christ. Combien de temps nous a-t-il fallu pour évoluer, à nous qui avons des paroisses ? Devant eux, qui sont à peine évangélisés, je me sens parfois bien tiède...

Les Gitans, il est vrai, se sentent peu à l'aise à l'église, à moins qu'ils ne s'y retrouvent entre eux seuls. A la veillée de ce soir, qui est celle du pèlerinage régional, on en verra très peu se mêler aux gadjé. Peut-être, au fond de leur âme collective, subsiste-t-il quelque souvenir du temps où on les reléguait dans la crypte, eux les suspects, les malvenus, les inconnus dans la maison du Père...

Pourtant, ce soir encore, l'église-forteresse est pleine. Ici et là, des Arlésiennes en costume jettent dans la grisaille anonyme de la foule une note claire et traditionnelle. Comme toujours aux Saintes, le pieux rassemblement prend tout de suite un air de 46 famille. On entre, on sort, on s'interpelle, on papote joliment avec le bel accent du cru. Ce devait déjà être ainsi jadis, quand la veillée du 24 mai durait toute la nuit. 

A suivre...

 

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