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Les enfants de Sara-la-Kâli (1)

Chaque année en mai, les Tsiganes viennent aux Saintes, en pèlerinage pour vénérer leur Sainte, Sara la Noire. Ce temps fort est marqué (tous les 24 mai) par la procession de la statue de Sara portée jusqu'à la mer.

10 jours aux Saintes avec Maurice Colinon.

Texte extrait du livre de Maurice Colinon  : " Les Saintes Maries de la Mer " Éditions SOS, 106 rue du Bac, 1975 - ISBN 02.7185.0792-6

Né à Château-Thierry en 1922, Maurice Colinon a mené parallèlement une double carrière de journaliste et d'essayiste. Reporter dans un hebdomadaire à grand tirage, il est parti à la découverte de l'occultisme, du spiritisme, de la guérison buissonnière et des sectes. En 1955, il pénètre enfin dans l'univers insolite des gitans, et devient leur chroniqueur et leur ami. Vice-président national de " Notre-Dame des Gitans " et directeur de la revue " Monde Gitan ", ce fidèle pèlerin des Saintes-Maries-de-la-Mer nous ouvre le chemin.

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Sur un chemin de pierres sèches, à l'ombre d'un bosquet, les caravanes se sont arrêtées. Vu de la route nationale, elles doivent ressembler à trois escargots blanchâtres posés sur une touffe de verdure. Yanko le Manouche a détaché sa vieille 404. Les frères, les neveux, les cousins sortent des autres voitures, pour se dégourdir les jambes, tandis que les femmes s'en vont chercher du bois mort pour le feu du soir.

- On a bien roulé, dit Yanko. A ce train-là, on sera aux Saintes demain avant midi.

En un rien de temps, la vie de campement s'organise. On a sorti les tables et les chaises pliantes. Un garçon gratte de la guitare tandis que les filles plument un poulet tout en échangeant, en manouche, des propos dont le sens m'échappe. Et quand, enfin, s'allument les branchages accumulés au centre de la 12 clairière, tout le monde s'approche, le cercle de famille se resserre. Étonnante faculté qu'ont ces nomades impénitents de recréer, où qu'ils se trouvent, leur petit univers pittoresque et chaleureux, qui ne ressemble à aucun autre.

Il n'est pas de campement bohème sans un grand feu. C'est lui qui accompagne et rythme toute la vie des Fils du Vent. C'est le feu de bois qui imprègne toute la cuisine manouche ; le feu du soir, qu'on allume même en plein été, pour le plaisir, à l'heure où s'éveillent les souvenirs ; et le grand feu de deuil, qui ne s'éteint pas de la nuit, près duquel les hommes restent graves et silencieux, à veiller le défunt qu'entoure le grésillement des cierges. 

Ce soir, quelque part au sud de Montélimar, le clan de mon ami Yanko demeurera longtemps, mangeant, fumant, racontant des histoires du temps passé, version moderne mais étrangement ressemblante de la " Halte des Bohémiens " que grava Jacques Callot au temps lointain où, comme moi, il s’aventurait à voyager en compagnie des pèlerins du clair de lune.

Loin des villes où une étrange humanité accepte de vivre captive, bien rangée dans des casiers superposés, nous sommes ceux qui dorment chaque nuit sous un ciel nouveau. Cet anachronisme, cette hérésie, ce scandaleux contraste : les nomades. Moi, pour quelques jours. Mes amis, pour toute leur vie, comme l'étaient les parents de leurs pères et comme le seront, si Dieu le veut, les enfants de leurs enfants.

Ils n'ont pas, en ce monde, un seul pied carré dont ils puissent dire : " J'y suis chez moi." Pas, dans leur existence, un seul jour dont ils sachent à l'avance de quoi il sera fait. Ils sont le peuple errant, sans ambition, sans calcul, sans projets. Ils sont les Gitans, voilà tout.

Chaque halte est un hasard, sa durée est imprévisible. si le village leur refuse du travail, si les gendarmes les chassent, ils s'en iront plus loin. Jusqu'où ? Ils l'ignorent. On verra. Leur vie ballottée, pourchassée est ainsi faite que, même installés à leur aise, ils semblent toujours guetter le signal d'un nouveau départ.

13 Misérables aujourd'hui, ils seront peut-être riches demain. Mais ce ne sera pas pour longtemps. L'argent sitôt gagné, est dépensé, donné, jeté au vent. A chaque jour suffit sa peine. Ce soir, ils chantent. Mais qu'un étranger s'approche et ils se tairont soudain. Ne pas faire de bruit, passer inaperçus, se serrer entre soi en guettant le malheur qui rôde, telle est leur vie.

Cet étrange destin, qui a imprégné leur âme et leur corps, ils voudraient parfois l'expliquer. Mais en vain. Leur seule certitude, c'est qu'ils appartiennent vraiment à un autre univers que le nôtre. (...)

Le miracle est que, depuis cinq siècles qu'ils sillonnent notre pays, ils aient conservé leur langue ancestrale, leurs légendes transmises de père en fils, leurs traditions et jusqu'à leur recette de cuisine !

Et moi, qu'est-ce que je fais avec eux ? Rien. Je suis. Nulle merveille là-dedans. Ils sont accueillants jusqu'à l'imprudence. Tout homme traqué, errant, désemparé trouve chez eux une hospitalité sans curiosité importune. Il entre dans la famille, et y reste aussi qu'il s'y trouve bien.

Bianca, la femme de Yanko, explique en attisant les braises :

- Chez nous, tu sais, les caravanes sont toujours ouvertes. Un voyageur ne veut pas être enfermé. Il ne veut pas non plus enfermer les autres au dehors. Dans certaines régions, on voit des écriteaux à l'entrée des maisons : " Chien méchant " ou " Défense de pénétrer ". Est-ce que les gens qui habitent là-dedans tiennent tellement à être toujours seuls ? On ne le envie pas. On les plaint.

Le frère de Bianca approuve. Il est marchand forain et, pour se mettre en règle avec la loi, il a acheté un terrain et y a fait bâtir une maison. Il a entreposé ses marchandises dans les belles pièces toutes neuves ; lui continue à habiter dans sa caravane, au fond du jardin !

Je suis, depuis dix ans " adopté " par cette famille ; des Manouches comme je les aime, où se côtoient des musiciens 14 réputés, des gens du cirque, des rémouleurs et d'humbles vanniers. Nous avons pèleriné ensemble, bien des fois, du joli petit sanctuaire de la Sainte Aubierge, près de Coulommiers, aux grandes processions gitanes de Lourdes. D'avoir tant prié côte à côte, nous sommes devenus frères et secrètement complices.

Avant de connaître les Gitans, on imagine volontiers qu'ils sont païens, ou professent quelques croyances bizarres. Mais, dès le premier contact, on s'aperçoit qu'ils ont une âme profondément religieuse, qu'ils prient souvent, à leur manière, et qu'ils se veulent, à leur manière aussi, fervents catholiques.

On les voit rarement à l’Église, c'est vrai. Les aléas du nomadisme y concourent avec la mauvaise volonté des curés, souvent plus empresser à les chasser du sanctuaire qu'à leur parler du bon Dieu. A ce peuple sans paroisses, il reste les pèlerinages. C'est chez eux une vieille tradition. Les premiers qui arrivèrent chez nous, en 1419, se présentèrent comme " pauvres pèlerins ". ils étaient munis de lettres du pape Martin V (authentiques ou non) qui leur ouvrirent un temps les portes des couvents et des châteaux. Tout chrétien se crut tenu de leur apporter aide et protection. 

Pendant tout le Moyen-Age, ils participèrent au pèlerinage de Saint-Jacques-de-Compostelle. Au XVIe siècle, on les vit se rendre en troupes au Mont-Saint-Michel. En 1594, une petite " Bohémienne " fut miraculeusement guérie à Notre-Dame-des-Ardilliers, à Saumur. Et, au XVIIIe siècle, beaucoup fréquentèrent le sanctuaire d' Alise-Sainte-Reine, en Bourgogne.

Voyageurs impénitents, ils ont aujourd'hui, en France, une bonne vingtaine de pèlerinages bien à eux, hauts en couleurs et riches en ferveur, qui sont autant de haltes bienfaisantes sur leur route sempiternelle. Il ne me manquait, avec le clan de Yanko, que d'avoir fait la route vers les Saintes-Maries-de-la-Mer. Nous y voici. J'en marque quelque étonnement, car la vieille église camarguaise, familière aux Gitans du Midi, n'est que peu fréquentée par les Manouches, venus des pays germaniques. 

 

 

A suivre... 

 

 

Commentaires

  • Je vous complimente pour votre recherche. c'est un vrai boulot d'écriture. Poursuivez .

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