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On demande des pécheurs 14

Série de textes tiré du livre de Bernard Bro, O.P : "On demande des pécheurs" Cerf, Ed 2007. Première édition 1969

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Justice et miséricorde

(...) Bien sûr, nous sommes " pour " la miséricorde, elle nous arrange et nous sommes alors portés à penser que la miséricorde est pour nous, quitte à croire que la justice est un peu pour les autres. La miséricorde paraissant entrer dans notre jeu, nous croyons la choisir, alors que nous cherchons simplement à en profiter, à l'exploiter. C'est là qu'est le malentendu : la miséricorde de Dieu est douce, certes, et beaucoup plus douce que nous ne le croyons, mais elle ne fait pas notre jeu comme nous l'imaginons.

Que veut dire exactement la miséricorde ? Cela veut 98 dire : un cœur qui se penche sur la misère ; être miséricordieux, c'est tenir la misère, le mal de l'autre parce qu'on l'aime, comme si c'était le sien. D'une part, cela suppose qu'on a reconnu vraiment sa misère, qu'on a accepté d'être entamé par elle ; et il ne s'agit pas du tout d'une simple faiblesse, d'une espèce de bonasserie ou d'une indulgence facile ; non, il s'agit de reconnaître la misère dans sa vérité. D'autre part, cela suppose qu'on accepte - non parce qu'on y est obligé ou forcé, mais parce que l'amour la crée - une proximité, une affinité, une compréhension telle que l'on ne peut plus échapper à cette misère. 

Les esprits forts pourront toujours accuser ceux qui fondent leur vie sur la miséricorde d'être des victimes de leur faiblesse, de tricher avec la dureté de l'existence, de s'évader du vrai combat, de se détourner du quotidien, en un mot : de s'aliéner.

Certes, on pourra toujours accuser quelqu'un qui fait confiance à un amour, de se rendre esclave de celui à qui il a remis sa confiance. Mais il ne se détourne pas pour autant de la réalité.

Ce serait oublier l'incroyable rigueur de l'amour quand il s'agit de Dieu. C'est un amour qui commence toujours par faire la lumière, et une lumière de plus en plus absolue. C'est le contraire de l'esclavage. Le Christ renvoie les hommes à leur liberté, à la reconnaissance de la vérité, à la dignité d'être source, porteur, créateur de leur destin.

Le Christ n'est pas plus venu remplacer les boulangers de Palestine, qu'il ne vient dans notre vie servir de bouche-trou à nos insuffisances. Il est le seul dont l'amour n'est accaparant que dans la mesure où il nous rend libre, pleinement libre. S'il nous recrée, c'est qu'il veut que nous voulions notre bien, sans jamais nous 99 enchaîner à une affectivité qui serait dévorante.

Si l'on aime pas la miséricorde pour elle-même, indépendamment de ses bénéfices, on découvre ce paradoxe affolant qu'on est incapable de la choisir , même pour être sauvé. Car, si on veut la miséricorde " pour être sauvé ", c'est encore de la justice qu'on réclame. On exige encore une certaine justice, oh ! bien sûr, au nom de la miséricorde ! Mais on voudrait s'en tirer sans avoir besoin d'aimer, sans avoir besoin d'approuver cette dépendance par rapport à l'amour de Dieu. Choisir la miséricorde, c'est ce complaire dans le fait que tout dépend du bon plaisir de Dieu.

On peut comprendre ici que ce choix de la miséricorde, avec tout ce qu'il implique en profondeur et dont nous venons de parler, est l'âme de cette attitude foncièrement justificatrice, c'est-à-dire qui sauve par elle-même, attitude dont nous parle l' Écriture, et qui s'appelle la foi, la confiance en celui qui nous aime. On est sauvé parce qu'on croit volontiers aux promesses de Dieu, parce qu'on les aime en elles-mêmes, parce qu'on est déjà harmonisé, en affinité, aimanté par la source de ces promesses qui est l'amour. Seul l'amour croit à l'amour.

Prenons un exemple : un père a deux fils : l'un bon, l'autre méchant. L'expérience est, hélas ! fréquente entre 100 enfants, entre frères et sœurs, par exemple au moment d'un héritage, où certains sont, pour ainsi dire, spontanément accordés à un regard bon, et où d'autres sont toujours plus ou moins crispés ou durs. Or l'expérience nous montre bien que, des deux fils, le méchant s'est comme rendu incapable d'entendre le langage de la bonté parce qu'il n'a plus d'affinité a priori avec elle. Il ne peut comprendre la bonté de son père, il ne peut plus la " choisir " car, à ses yeux, cette bonté n'est que faiblesse ou sottise. Dans la parabole du prodigue, le père est obligé d'expliquer au fils aîné : " Si tu m'avais compris..." ; or, justement il ne peut plus comprendre.

C'est le tragique de notre vie : nous pouvons nous rendre capables ou non de choisir. Et pour choisir la miséricorde, il nous faut désarmer constamment, croire et attendre l'impossible de l'autre, refuser de notre jugement, de notre idée qu'ils soient les seules mesures de la réalité. Il faut nous obliger à nouveau, en face de chaque être, à admettre que nous n'avons pas forcément raison.

Voilà ce que veut dire la miséricorde, ce que veut dire aimer ; c'est avoir un cœur qui accepte  d'être " liquéfier ", comme disait le curé d'Ars, un cœur qui se refuse à juger, et qui désarme inlassablement.

A suivre...

          P. Bernard Bro, o.p

 

 

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