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La Foi est-elle une morale ?

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La foi est-elle une morale ? Cette question surgit en nous à la vue d'un double phénomène :

a) D'abord ce que nous avons provisoirement appelé l'ère "post-chrétienne". Pendant vingt siècles, dans une bonne partie du monde, la diffusion de l' Évangile et l'implantation de l'Eglise ont fini par imprégner la conscience humaine, jusqu'à l'accoutumer à des réactions dont on peut dire, pour certaines d'entre elles du moins (goût de la liberté, sens de l'homme), qu'elles sont entrées dans les mœurs ; ce, nonobstant les nombreux accrocs que l'on peut constater, y compris dans l'Eglise; Or, ainsi que nous l'avons dit, cette éducation morale s'avère ne pas correspondre à une éducation théologale ; bien plus : la réussite éthique de l'évangélisation semble tourner parfois en obstacle à l'Evangile, c'est-à-dire à la conversion effective. Un fleuve puissant a déposé de bienfaisantes alluvions pendant deux millénaires, et voilà que le cours de ses eaux s'en trouve détourné.

b) Ensuite, l'aveu d'un moralisme, qui sévit jusqu'à l'intérieur de l'Eglise. Il est clair que nous reprochons vivement aux éducateurs qui nous ont précédés d'avoir, en guise de christianisme, enseigné une pure morale, affreusement individuelle de surcroît, avec le culte pharisien de la bonne conscience. Un culte plus une morale étriquée, c'est cette religion stérile que Gaudium et spes (43 § 1) stigmatise chez certains fidèles... Depuis, nous avons réagi vivement ; mais les plus lucides savent bien que le coup de barre bénéfique donné en direction du social, loin de liquider le moralisme en question, l'a simplement fait changer de terrain et d'échelle : l'altruisme ne suffit pas à rendre l'homme théologal. Et le regain d'affection pour l'Ecriture laisse entier le problème de son utilisation : que demande-t-on au texte ? La conversion au Royaume à vie perdue, ou bien la solution immédiate du cas de conscience, à moins que ce ne soit la bénédiction de la solution déjà adoptée ? La généralisation de l'homélie, alliée au désir très légitime de coller au réel, fait de cette question un tourment hebdomadaire pour le prêtre : peut-on demander à l'Evangile du prêt-à-porter moral ? S'y trouve t-il une éthique sociale, opposable aux autres projets humains, en particulier une "politique" ? ... Toutes choses qui appellent une clarification.

1. Le christianisme n'est pas d'abord une morale

Cela, pour plusieurs raisons :

A) La Parole de Dieu interpelle l'homme non pas au simple niveau de son agir, mais au plus profond de son "cœur", véritable enjeu du Royaume.

Même si elle déclenche un "Que nous faut-il faire ?" (Lc 3,10) qui inverse la pente d'une vie pécheresse, la prédication exige avant tout une prise de position envers Jésus-Christ lui-même (Mt 16,15). Il en résulte non pas tant des devoirs particuliers qu'une disponibilité inconditionnelle à se laisser mener par un Autre (Jn 21,18), parce qu'il a aimé le premier (1 Jn 4,19) et s'est livré pour nous (Gal 2,10). Pour cette raison, le croyant se trouve d'abord comme Paul sur le chemin de Damas, immobilisé dans l'écoute   de son Seigneur, avant d'être propulsé sur les chemins du service. Il y a, à la racine de l'attitude chrétienne, une situation silencieusement auditive, en présence d'un Evénement sur l'échéance duquel nul n'a de prise, et qui atteint l'homme dans le sanctuaire même de sa liberté. La chose  est claire pour les apôtres, dont la foi, nous l'avons vu, demeure normative pour toute l'Eglise : le Christ ne leur présente pas d'abord une profession bien définie, avec des activités prospectivement établies et moralement réglées : il leur demande de Le suivre, de marcher avec Lui. Ce faisant, il réclame pour Lui ce qui est le propre de Dieu lui-même : émettre une Parole seigneuriale qui peut exiger de l'homme la remise de cette chose unique : sa vie. Il faudra assurer la permanence de cet événement.

B) La foi intime bien une obéissance, mais celle-ci n'est pas d'abord d'ordre moral. [92]

L'obéir qui découle de l'ouïr ne se confond pas avec aucun des préceptes particuliers de notre vie chrétienne : il en transcende la série. C'est pour ne l'avoir pas aperçu que bien des croyants posent incessamment le faux problème bien connu : " est-ce qu'on s'engage pour Dieu, ou bien pour les autres ?"  Comme si "la foi qui opère par la charité" (Gal 5,6) faisait nombre avec nos motivations morales ; comme si l'amour de Dieu et l'amour du prochain se juxtaposaient et se limitaient mutuellement, au point de nous forcer à choisir entre eux deux. Non : la charité est une plénitude englobante (Rom 13, 8-10). D'ailleurs, à y regarder de plus près, on s'aperçoit que l'obéissance de la foi est moins l'asservissement à une loi que la liberté envers toute loi : le croyant accepte la coulée brûlante de l'Esprit au creux de son cœur (Rom 5,5) , et c'est cette brûlure qui va provoquer en lui l'exigence, bien au-delà de toutes les codifications étriquées. On n'a jamais fini d'aimer. Il serait désastreux de s'éprendre de l'Evangile en l'interprétant comme un Ancien Testament, comme si le Christ, au lieu de nous libérer de la loi, en avait refondu une nouvelle édition revue et corrigée.

C) Le chrétien se caractérise par la vie dans l'Esprit, non par la vie morale.

La différence est de taille. La vie morale s'interroge sur le bien et le mal. La vie spirituelle, considérant le précepte comme une simple limite par en-bas, comme une cote d'alerte signalant un danger dans l'amour, comme un seuil au-delà duquel la charité se trouve certainement entamée, s'avance bien au-dessus de ce "minimum vital", qui est plutôt une frontière de mort. Elle progresse dès lors dans une région où n'existe pas de viabilité, et où elle doit, parmi les multiples possibilités de bien faire, se tracer le chemin rigoureusement inédit où il plaît à Dieu de la voir marcher en sa présence. Deux vies, deux esprits : la morale veut "bien faire" ; la vie spirituelle cherche à "plaire à Dieu" (Rom 12,1 sv), ce qui est précisément le sacerdoce baptismal. [93]

Une comparaison peut aider à comprendre : pour faire une pièce musicale, une fugue par exemple, il faut commencer par étudier un traité de composition, et choisir une tonalité ; pourtant, en ré majeur, et en respectant l'art de la fugue, je puis imaginer des milliers de possibilités ; le chef-d'oeuvre relève, par-delà toute technique et toute correction, de l'inspiration personnelle survenant à un moment donné et par laquelle on se laisse prendre. C'est très exactement cela, la vie spirituelle : non pas contre la morale, mais au-delà. Comme l'a écrit magnifiquement le père G. Duvoisin : " La consécration de soi-même à l'oeuvre du Royaume est... une démission de soi ; elle exprime le passage qui s'accomplit d'une vie à dominante morale à une vie spirituelle : on n'est pas seulement soucieux de bien agir et d'être dévoué à la tâche, dans une action dont on demeure finalement le maître, mais on reçoit cette action du Seigneur, par son Esprit, dans son Eglise, à travers les hommes et les événements intérieurs et extérieurs : comme à la fois ce qui nous configure davantage au Verbe incarné, et nous met plus totalement et efficacement au service de l'Eglise." Tout y est. 

                                                            

André Manaranche - Je crois en Jésus-Christ aujourd'hui -Seuil, 1968  

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