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Gethsémani
(...) Nous le contemplons à Gethsémani prostré comme un pauvre homme. Celui qui a dit : " Le Père et moi nous sommes un "(Jn 10,30), celui qui a dit : " Ma nourriture, c'est de faire la volonté de celui qui m'a envoyé " (Jn 4,34), pour lui, à ce moment-là, pour sa conscience d'home, le Père est comme n'étant pas.
Et que me dit l'Evangile ?
Il me dit premièrement que Jésus éprouve la souffrance de vouloir être seul et de ne pas pouvoir rester seul. Vous pourrez prendre le récit, soit dans saint Matthieu 26, 36-46, soit dans saint Marc 14, 32-42, soit dans saint Luc 22,40-46, peu importe. Vous pouvez aller d'un évangile à l'autre. Saint Marc notamment indique nettement que Jésus allait et venait du groupe des apôtres, qui se sont endormis au rocher, au rocher où il aura sa sueur de sang. Un va-et-vient. Quand il est dans la solitude, il ne peut pas la supporter et il va trouver les apôtres. Et, quand il est auprès des apôtres, une urgence secrète le renvoie à la solitude. Tout pèse : et la solitude et [56] la société des hommes. (...)
Deuxième chose que me dit l'Evangile : " Il tombait." Marc emploie l'imparfait de la répétition. Il faut traduire : "Il chancelait, il titubait, il ne pouvait se tenir debout, il ne faisait que tomber." Il a sur lui le poids de tout le péché du monde ; tout cet égoïsme que j'ai découvert en moi, tout cet égoïsme que j'ai lu sur la carte du monde dans la méditation du Règne (voir la note ci-dessous), tout cela, lui qui n'est pas pécheur, il le vit. Il a pris tout le péché sur lui. Il est en tout semblable à nous, sauf la responsabilité d'être pécheur. (...)
Mystère insondable. Songez que, dans le premier chapitre de l'évangile de saint Jean, vous trouverez ensemble les deux mots Verbum et agnus. Jésus est le Verbe de Dieu, Dieu-Verbe, et en même temps il est l'agneau qui porte le péché du monde et qui ne l'enlève qu'en le portant, parce qu'il ne joue pas la comédie. (...) [57] Dans L'annonce faite à Marie (Paul Claudel), on voit Violaine baiser le lépreux. Le lépreux est purifié et c'est elle qui est devenue lépreuse. C'est absolument cela. Pour nous purifier de la lèpre, le Christ devient le lépreux de l'humanité. Toutes les controverses avec les confessions protestantes ou réformées sont venues de ce que les protestants n'ont jamais pris cela en vérité, en profondeur. Ils ont parlé de Jésus revêtu d'un manteau. Non, ce n'est pas un manteau qui le recouvre, c'est son être même dans sa profondeur.
Troisièmement, l'Evangile emploie des mots que je dois méditer. "Jésus éprouve un dégoût, une nausée". Je sais ce que c'est que la nausée. J'essaie de réaliser ce qu'a pu être la nausée du Christ, la nausée d'être devenu le péché du monde. L'Evangile me parle aussi de honte et puis de peur. Si je n'ai jamais connu la honte, j'ai certainement connu la peur, la peur de mourir, la peur de souffrir, la peur viscérale, la peur de l'homme qui redoute la souffrance.
Quatrièmement, l'Evangile me dit que, dans tout cela, titubant, allant et venant, comme l'homme dans le plus total désarroi, rempli de nausée, de honte et de peur, il prie et " il prie en répétant toujours la même parole - eumdem sermonem dicens (Mt 26,44 dans la traduction latine de la Vulgate). Nous avons de la peine, nous, à prier dans la difficulté, dans le désarroi, dans le dégoût. C'est à ce moment-là que nous avons le plus de peine à prier. Il faut que notre difficulté à prier soit notre prière même. Et que dit-il dans cette prière ? C'est la prière absolument parfaite, le modèle de toute prière. Une prière à deux temps, qui ne sont pas successifs mais simultanés. Le premier temps, c'est le cri humain. On pourrait presque dire le cri de l'animal, le cri de la bête qui a peur. "Que ce calice s'éloigne de moi !" Et que le Christ ait dit cela pour nous est beau. Cela signifie que nous pouvons le dire nous aussi, que nous pouvons pousser le cri humain, le cri de l'animal qui a peur : "Que ce calice s'éloigne !" C'est légitime, c'est permis, c'est humain. De même que Jésus a pleuré au tombeau de Lazare, pleuré sur Jérusalem, il dit " Que ce calice s'éloigne !". Mais en même temps : " Que ta volonté soit faite !" Pour nous, il existe toujours un décalage entre les deux, plus ou moins ; pour lui les [58] deux sont simultanés. Son cri devient le cri filial. En même temps qu'il exprime sa peur d'homme, il est complètement soumis à la volonté du Père : " Que ta volonté se fasse !", le fiat de Jésus avec Dieu.
Je réfléchis. Dans ma vie, il y aura des moments où je ne pourrai pas dire autre chose que fiat, où ma prière ne sera pas une méditation avec des idées mais simplement ce murmure, peut-être même à peine articulé, un fiat dans la profondeur, à peine perceptible par nous, mais perceptible par Dieu.
"Alors, me dit l'Evangile, à ce moment-là, un ange lui apparut." Qu'est-ce que cet ange ? Peu importe le genre littéraire, cet ange est à la foi la présence et l'absence du Père. Il est la présence du Père parce qu'il vient de la part du Père, et il est l'absence du Père parce qu'il n'est pas le Père, il n'est qu'un ange.
Présence, absence. Le clair-obscur où Dieu nous est présent comme absent, comme caché. Nous connaissons, nous en avons l'expérience ; ce sont de véritables expériences spirituelles de notre vie. Parce qu'il y a cette présence-absence, le Christ n'est pas désespéré, il ne peut pas être désespéré. Cette absence-présence du Père nous dit que, dans le plus profond désarroi, il n'est pas désespéré. Un peu comme dans ces tableaux de Rembrandt ou des paysagistes hollandais, sombres, les arbres tendus dans la tempête, déchiquetés, il y a une lumière quelque part. On ne sait pas où est la source lumineuse, mais il y en a une, suffisamment pour que les ténèbres ne soient pas totales. L'ange signifie que l'âme de Jésus est dans les ténèbres les plus profondes, mais il y a un point lumineux qui empêche le désespoir, un tout petit point, ce que les mystiques appellent "la cime de l'âme". D'autres disent "le fond de l'âme". Cela suffit pour qu'on ne soit pas désespéré. Et cela suffit pour que Jésus, au moment où Judas apparaît à l'entrée du jardin, ait la force d'aller au-devant de lui et de se tenir debout. le petit point lumineux qui suffit pour qu'on ait le courage de se tenir debout et de faire son travail.
Alors je m'unis à tous ceux qui tomberont, qui sont dans les ténèbres. (...) [59] Tout en m'unissant à tous ceux qui souffrent dans le monde - ce Christ qui est en agonie jusqu'à la fin du monde (cf. Blaise Pascal, Pensées) -, je pense au moment dans ma vie où, peut-être, j'en serai là et où je n'aurai qu'une ressource : croire que le Christ a agonisé plus que moi et que son agonie me donne le pouvoir de me tenir debout, de sourire aux hommes et de faire mon travail.
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Note :
François Varillon, jésuite, donne les Exercices spirituels de Saint Ignace à des retraitants, par conséquent la terminologie employée est celle des Exercices. La méditation du "Règne" ouvre la deuxième semaine des Exercices n° 91-100.
François Varillon - La Pâque de Jésus - Ed Bayard, 1999