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perfection

  • la vraie vie est dans la relation

    Il y a bien des années, je me trouvais prêtre de garde, comme on disait, dans une grande paroisse de Paris. On voyait de tout. Un jour, je vis venir à moi une pauvre petite prostituée. Je me souviens encore de son nom : Anne-Marie. Elle me dit qu'allait partir pour un bordel d'Afrique du Nord. Je la mis en garde. C'était bien inutile ; elle savait qu'elle partait pour l'horreur et la mort.
        « Mais, me dit-elle, la fille qui devait y aller a un enfant. Il faut qu'elle puisse s'occuper de son enfant. Alors, je pars à sa place. »
        Seigneur Dieu!
        Peut-être était-ce l'instinct suicidaire, le masochisme, la culpabilité morbide, je ne sais quoi. Mais peut-être était-ce vrai. Et peut-être les deux.
        Qui d'entre vous, bonnes gens, prendra la première pierre ? Et même, bonnes gens, qui d'entre vous aura quelque chose à dire ? Et quoi ?
        Je crois, ou plutôt je sais, qu'il y a des êtres humains (j'en ignore le nombre) qui vivent la sainteté du Dieu de Jésus Christ hors des chemins tracés, hors de toute loi, dans les abîmes,  dans le monde froid, dans le fond de la mer. Pour qui ne pas se tuer (les pilules sont sous la main) est minute à minute un acte de foi dont l'héroïsme pourrait faire pâlir bien des héros de la foi. Pour qui ne pas céder au désir compulsif, frénétique, fou, ou le retarder un peu, demande un courage, un amour, une vertu cent fois plus grands qu'à d'autres le maintien tranquille d'un célibat heureux.

    Pour qui ne pas désespérer de Dieu, ne pas vomir le Christ et rester là, muets, immobiles, dans l'attente impossible que la parole aimante renaisse de ses cendres, est un amour de Dieu sans goût et sans consolation, mais plus fort que la mort où ils sont.
        En retour, il y a quelque chose qui demeure incompréhensible chez beaucoup de croyants : c'est leur dureté. Je ne parle point ici des hypocrites ; je parle des gens qui ont, autant qu'on puisse savoir, une foi sincère, un désir réel du bien, voire une conscience chatouilleuse et des engagements coûteux au service de Dieu et des hommes.
        Comment peut-on être riche, riche à crever, et savoir que cette richesse provient tout droit du sang des pauvres, et aller à la messe, et se confesser « j'ai eu de mauvaises pensées »)
    et défendre crânement la vraie religion contre ses adversaires ? Comment peut-on être théologien, et bon théologien, être écouté et faire du bien, et crever de jalousie envers les collègues, et soupçonner l'orthodoxie des autres, et ne concevoir sa propre grandeur que dans l'abaissement d'autrui ? Comment peut-on être dévoué, donné, consacré 24 h sur 24, et être incapable d'entendre, fermé impitoyablement à la douleur réelle d'autrui, à sa demande réelle, et opposer à la vérité des gens l'implacable savoir du bien ? 

    Ainsi y a-t-il d'un côté ces dévoyés, ces pauvres fous, ces gens de péché qui, dans leur errance, peuvent témoigner du Dieu vivant et de l'autre ces gens de bien qui peuvent être pris sans même le voir dans les filets du Mauvais.
        Vieille histoire. «Je te remercie. Seigneur, de ce que je ne suis pas comme les autres hommes... »
        Et l'autre, dans le fond : «Pitié de moi, qui suis pécheur. » Et celui-ci s'en fut justifié - pas le premier. On s'en est beaucoup servi, de cette histoire, pour discréditer la vertu. Contre-sens complet. Le bien est le bien, le mal est le mal. Mais le bien et le mal en nous sont mêlés, mélangés, ils passent l'un en l'autre. Les cartes sont brouillées.
        Méfions-nous du miroir, de la perfection du miroir ! L'homme moderne a beaucoup aimé l'introspection et le chrétien l'examen de conscience. Je me regarde et me compare au modèle saint. Suis-je conforme ?


    Mais peut-être n'as-tu vu dans le miroir que ton illusion ? Et peut-être ne vois-tu dans le modèle que le miroir de tes rêves ?
        L'image se défait ; l'image de cette perfection qui est comme un tableau à remplir : une figure peinte sur le mur qu'il faudrait imiter !
        Notez bien: le contenu peut varier. Il y a la perfection à couleur janséniste et individuelle, dure répression intérieure, forçage des humeurs, introspection morale. Mais il y a aussi la perfection à couleur collective et militante, tension forcenée dans l'action, dévouement épuisant, critique réciproque sans pitié.
        Le trait commun, c'est cette rage de parvenir à l'image satisfaisante de soi. Image pour Dieu, mais pour un Dieu qui, sous ses vêtements d'amour, a la poigne du despote.
        A moins que ce ne soit, en ultime vérité, image pour soi, image pour se justifier et s'apaiser enfin soi-même ; Dieu ne ferait office que de support et garant.
        Peinture cruelle. Est-elle juste ? Si l'on veut l'appliquer aux gens pour les juger, sûrement pas. Mais, dans son excès possible, ne dit-elle pas une menace réelle ? Ne dit-elle pas la pente dangereuse d'une conception de la perfection qui finalement oublie et Dieu et l'homme au profit de son grand fantasme ?
        Mais il faut bien que ce fantasme ait des motifs, tout de même ! En effet, il en a.
        Il donne à l'homme le sentiment qu'il peut atteindre le but, le grand but, l'accomplissement, la vie, la vie éternelle, en faisant l'économie et de la vérité, et de l'autre. Car la vérité me déloge de ce rêve, elle me renvoie à ce que je préférerais ne pas savoir de moi. Et l'autre m'enlève de cette place : car il me signifie que la vraie vie est dans la relation, dans l'amour et son épreuve, et non dans la poursuite solitaire de mon idéal.

    Maurice BELLET 

    http://www.mauricebellet.eu/