[Mt 2,13-15] A peine les mages se sont-ils retirés que l'ange du Seigneur apparaît en songe à Joseph et lui dit :
" Lève-toi, prends l'Enfant et sa mère, et fuis en Egypte, où tu resteras jusqu'à ce que je te dise autre chose ; car Hérode va rechercher le petit enfant pour le faire périr."
Joseph se leva. La nuit même il prit l'enfant et sa mère, et il se retira en Egypte. C'est là qu'il demeurait jusqu'à la mort d'Hérode, afin que s'accomplit l'oracle que le Seigneur avait prononcé par ces mots du prophète : C'est de l'Egypte que j'ai appelé mon Fils.
Ainsi, pendant que les mages se replient subrepticement vers l'Orient, Joseph et Marie avec l'Enfant s'enfuient en Egypte [...] où vit une Diaspora déjà nombreuse, de vrais Israélites, de véritables communautés. Les mages vont en retrouver en rentrant dans leur propre pays. Joseph ne peut manquer d'en rencontrer du côté de l'Egypte.
Et sans doute ce pays lui sera t-il à cause de cela moins étranger. Déjà sur la route, des compatriotes vont et viennent, par terre ou par mer. Par terre, cinq ou six jours suffisent pour aller des monts de Juda jusqu'aux rives du Nil. Matthieu ne dit pas comment s'est fait ce voyage, ni à l'aller ni au retour. Il ne dit pas non plus où elle est allée demeurer.
La ville d'Alexandrie possédait tout un grand quartier juif. Celle d'Héliopolis, plus proche de la frontière, était une fondation juive. Il y avait aussi quelques îlots juifs dans les campagnes. L'Egypte était la terre hospitalière aux réfugiés politiques.
Matthieu saisit-il le parallélisme de ces deux départs précipités, des mages vers l'Orient, et de ce petit ménage vers l'Egypte ? Cette double fuite, sur la même injonction d'un songe provoqué d'en Haut, ne met-elle pas dans l'esprit de Matthieu quelque grande vision d'histoire sainte ? Ce séjour en Egypte ne lui semble t-il pas tout un symbole ? La citation qu'il fait aussitôt, et qu'il arrange à sa façon, nous autorise à le penser. Matthieu a beaucoup de grandeur dans l'esprit ; nous ne saurions le répéter assez. Il va, dans ces pages mêmes, en donner la preuve.
La citation ( " C'est de l'Egypte que j'ai appelé mon Fils") est présentée avec solennité. Elle est tirée d'Osée. C'est Yahvé qui parle. Il appelle Israël, son fils premier-né [cf. Ex 4,22]. Le peuple était alors comme un petit enfant, et c'est en Egypte qu'il a dû faire ses premiers pas, avant de venir accomplir sa destinée au pays qui devait être le sien. Écoutons ce que dit le Seigneur :
[Osée 11,1-4]
Quand Israël était encore enfant, je l'aimai,
et dès l'Egypte j'ai adressé des appels à mon fils...
Et moi, j'apprenais à marcher à Ephraïm,
je le prenais par les bras...
Je le menais avec des cordeaux d'humanité,
avec des liens d'amour...
Je me penchais vers lui pour le faire manger.
La tendresse du prophète Osée, exprimant celle de Yahvé, se surpasse dans cet oracle. Nous devinons quels rapprochements et quels enchantements un tel passage pouvait déterminer dans la pensée de l'évangéliste. Il cite le texte d'après l'hébreu, et lui restitue ainsi tout son lyrisme. Le texte des Septante avait traduit : " Dès l'Egypte je me suis mis à appeler ses fils..." C'est beaucoup moins fort ; ce n'est plus Yahvé qui prend tout pour lui ; le peuple d' Israël, la collectivité elle-même, est comme une entité intermédiaire ; et l'on dirait que les Israélites sont fils d'Israël avant d'être fils de Dieu. Selon l'hébreu, c'est tout Israël qui, tout seul, est fils de Yahvé. Et, selon Matthieu, c'est l'Enfant Jésus qui, tout seul, est tout Israël et qui, tout seul, est Fils de Dieu. La figure fait place à la réalité. C'est assez dire quel grand personnage est ce petit fugitif, dans l'estime de l'évangéliste qui écrit pareille chose. A côté du petit qui fuit, la triste histoire des enfants qui sont massacrés pour lui.
A suivre...
P.-R. Bernard, O.P - Le Mystère de Jésus - Salvator, 1967