Textes tirés du livre : " Thérèse de Lisieux ou La Grande Saga d'une Petite Sœur " Auteurs : Bernard GOULEY - Rémi MAUGER - Emmanuelle CHEVALIER - Éditions Fayard 1997
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Second procès diocésain
17 mars 1915 : l'offensive de Champagne lancée par l'armée française dans l'espoir de percer le front figé dans les tranchées depuis l'automne 1914 est en passe d'échouer. Les fantassins, lancés sans préparation d'artillerie suffisante contre les barbelés et les mitrailleuses, ont subi de lourdes pertes dont l'opinion ne connaît pas le chiffre...
Ce même jour, un mercredi, Mgr Lemonnier ouvre dans la sacristie de la cathédrale de Bayeux le procès apostolique, nouvelle étape de la béatification de Thérèse.
On se souvient que le premier procès, dit "procès informatif ordinaire", s'était tenu en 1910 et 1911. Ses conclusions avaient été adoptées par Pie X, le 10 juin 1914, peu de jours avant sa mort. Un télégramme du Vatican en avait informé mère Agnès, qui écrivait aussitôt à ses amis romains : " Nous avons maintenant reçu toutes les pièces nécessaires au procès. J'espère que notre évêque ne va pas aller moins vite que Rome. Notre chère petite servante continue à faire beaucoup de bruit, elle qui était si cachée, si modeste sur la terre !!!"
Pourquoi un nouveau procès ? Celui de 1910 n'était qu'un préliminaire. Il s'agissait pour l'évêque du diocèse de présenter à Rome un dossier solide, établi dans les règles canoniques, prouvant qu'il y avait lieu, pour le Siège pontifical, d'entreprendre lui-même l'étude des mérites de sœur Thérèse. La signature de Pie X signifiait que la cause était ouverte à l'échelon suprême et que le Saint-Père prenait directement la direction de l'affaire. D'où le nom de "procès apostolique", le Pape étant le successeur de Pierre, "chef" des apôtres.
Le 15 août, la Sacrée Congrégation des rites demande officiellement à Mgr Lemonnier d'ouvrir le procès, en commençant par interroger les témoins "vieux ou malades". Six mois plus tard, c'est chose faite et l'évêque de Bayeux peut dire, dans son discours inaugural : " C'est comme représentant de la Sainte Église , et pour lui fournir les éléments du jugement qu'elle prononcera peut-être un jour, que je préside ce tribunal. Comment, en pensant à la sublimité de cette fonction qui m'est en ce moment donnée, ne serais-je pas ému par sa grandeur ?" On procède ensuite solennellement à la confirmation des juges, à leur prestation de serment, à la nomination des greffiers, et l'on fixe le lieu des séances : la cathédrale de Bayeux et la chapelle du Carmel à Lisieux.
Le procès durera trente mois - avec de longues interruptions - et quatre-vingt-onze séances, sans apporter beaucoup de surprises par rapport à celui de 1910-1911. La plupart des témoins entendus l'ont déjà été, certains comprenant mal qu'on leur fasse répéter ce qu'ils ont déjà dit. Le plus remarquable est l'accent mis, davantage que durant le premier procès, sur la doctrine de Thérèse.
Mère Agnès : "Tout se ramène à ce qu'elle appelait sa "voie d'enfance spirituelle". C'est là un point si important que j'ai cru devoir en préparer un exposé par écrit et à tête reposée : je le présente au tribunal... cette petite voie est simplement une voie d'humilité, revêtant un caractère spécial d'abandon et de confiance en Dieu ; rappelant ce que l'on voit chez les tout-petits enfants qui sont eux-mêmes dépendants, pauvres et simples en tout... Elle appuyait sa "petite doctrine" [sur l’Évangile]... Instruite et fortifiée par ces divins enseignements, comment pourrait-on croire que sœur Thérèse avait une piété mièvre et puérile, une piété enfantine, comme on l'a dit quelque fois ?"
Mère Agnès prend tout de même le soin de dire que Thérèse mettait sur le même plan l'amour et la justice de Dieu et qu'elle désirait la souffrance, "parce qu'elle est une occasion de prouver l'amour qu'on a pour Dieu..."
Autre novation par rapport au premier procès, mère Agnès, décrivant le milieu "dans lequel s'est sanctifiée sœur Thérèse", critique très sévèrement le caractère et les agissements de mère Marie de Gonzague, prieure au moment de la mort de Thérèse : " Elle donnait de très bons conseils, mais avec de mauvais exemples. Pour obtenir d'être "en cours" auprès d'elle, il fallait la flatter ou agir en diplomate. Ce qui faisait dire à M. l'abbé Youf, notre aumônier pendant vingt-cinq ans : " N'est-ce pas bien triste que des âmes croyant trouver au Carmel la simplicité soient obligées d'y faire de la politique ? " (...)
D'autres abus moins graves...se produisaient. Par exemple, la pauvre mère avait un chat qu'elle nourrissait de foie de veau et de lait sucré. S'il prenait un oiseau, on le lui faisait rôtir avec une sauce exquise. Jusque là ce n'était que ridicule, bien qu'il y ait une faute contre la pauvreté. Mais quelquefois le chat était perdu et le soir, pendant l'heure de grand silence, la prieure partait à sa recherche avec les sœurs de voile blanc, l'appelant de tous côtés... Manquant ainsi à la régularité et mettant toute la communauté en émoi..."
Ces déclarations de mère Agnès ne manqueront pas de susciter des polémiques. Les adversaires de la "version officielle" de Thérèse - on verra qu'il n'en manquera pas tout au long du siècle [XXe] - s'appuieront sur ce témoignage pour décrire le carmel où la sainte a vécu comme un lieu où régnait l’hystérie. Le père Jean Vinatier, prêtre de la Mission de France et auteur d'une biographie complète (lien) de mère Agnès, pense que la prieure ne pensait pas que ses déclarations de 1915 seraient publiées. Elle ne se rendait pas compte que son réquisitoire, manquant de perspective historique - quarante de la vie d'un carmel ! -, pouvait donner à penser que les faiblesses et les erreurs de quelques individus occulteraient le sérieux et la ferveur de l'ensemble d'une communauté. D'autant que les carmélites avaient élu et réélu mère Marie de Gonzague, en dépit de ses défauts de caractère, et que les supérieurs du Carmel, qui ne pouvaient pas ignorer la situation, n'avaient pas réagi.
"Mère Agnès de Jésus, écrit Jean Vinatier, et avec elle tout le carmel de Lisieux, devait beaucoup souffrir de ce qu'il faut bien appeler un "faux pas". C'est le rôle des historiens rigoureux de lire ces pages en les restituant dans leur contexte et dans le climat précis d'une époque baignée dans les ombres du jansénisme et d'une certaine conception de l’obéissance. Sœur Geneviève [Céline], dans un témoignage très soigneusement préparé, revient sur la doctrine de sa sœur, qui, pour elle, se ramène à deux idées générales : l'abandon et l'humilité. " Je l'ai particulièrement étudiée sous ce dernier aspect qui m'a le plus frappée. Dans les instructions de sœur Thérèse à ses novices, elle disait : " Pour marcher dans la petite voie, il faut être humble, pauvre d'esprit et simple..." Le fond de son enseignement était de nous apprendre à ne pas s'affliger en se voyant la faiblesse même, mais plutôt à nous glorifier de nos infirmités..."
Interrogée sur la foi de sa sœur, Céline déclare : "Son union à Dieu était ininterrompue, rien ne pouvait l'en distraire... Cet esprit de foi qui éclairera toute la vie de la servante de Dieu fut cependant soumis à une longue suite d'épreuves. D'abord la majeure partie de sa vie religieuse se passa dans des sécheresses presque ininterrompues... Mais surtout elle fut éprouvée par une effroyable tentation qui l'assaillit deux ans avant sa mort et ne se termina qu'avec sa vie. Ces attaques visaient particulièrement l'existence du Ciel... Sa fidélité et sa ferveur n'en étaient d'ailleurs aucunement diminuées."
Du témoignage de sœur Marie du Sacré-Coeur [novice de Ste Thérèse] on retiendra les précisions sur la publication des manuscrits : " Ni elle [Thérèse] ni nous ne pensions que ces souvenirs seraient jamais publiés : c'était des notes de famille. Dans les derniers mois de la vie de sœur Thérèse seulement, mère Agnès de Jésus pensa que la publication de ces souvenirs pourrait être utile à la gloire de Dieu. Elle le dit à sœur Thérèse qui accepta cette idée avec sa simplicité et sa droiture ordinaires. Elle désirait que le manuscrit fût publié parce qu'elle voyait un moyen de faire aimer le Bon Dieu, ce qu'elle considérait comme sa mission."
Quant à Léonie [une des sœurs de Thérèse qui est, elle aussi, religieuse mais à la Visitation], la visitandine, elle insiste sur l'humilité et la discipline de Thérèse : " Quand je venais voir mes sœurs au parloir, je constatais que sœur Thérèse se montrait particulièrement humble et discrète, laissant volontiers la parole aux autres. Elle était aussi d'une régularité très exacte, se retirant la première lorsque le sablier indiquait que le temps concédé pour le parloir était dépassé."
Ce second procès avait été l'occasion pour les quatre sœurs Martin [Marie (1860-1940), entre au carmel de Lisieux en 1886 et prend le nom de Marie du Sacré-Coeur ; Pauline (1861-1951), entre au carmel de Lisieux en 1882 et prend le nom d'Agnès ; Léonie (1863-1941), entre à la Visitation de Caen en 1899 et prend le nom de Françoise-Thérèse ; Céline (1869-1959), entre au Carmel de Lisieux en 1894 et prend le nom de sœur Geneviève de la Sainte-Face et Thérèse (1873-1897), entre au carmel de Lisieux le 9 avril 1888] de se retrouver et de vivre ensemble quelques jours. A la vérité, Léonie n'avait pas désiré quitter son couvent de la Visitation et elle avait demandé à Mgr Lemonnier l'autorisation de témoigner à Caen et de ne pas se déplacer à Lisieux. Le prélat avait refusé sèchement : on ne va pas déranger tout un tribunal pour vous ! Et il lui avait ordonné d'aller séjourner le temps nécessaire au carmel, avec ses trois sœurs.
On lui fait fête pendant sept jours (du 11 au 18 septembre 1915). Au réfectoire, elle siège à la place de la sous-prieure, elle peut s'entretenir longuement avec ses sœurs et évoquer les souvenirs de jeunesse [Marie a alors 55 ans, Pauline 54, Léonie 52 et Céline 46, leur sœur Thérèse est morte depuis 18 ans]. Sœur Marie du Sacré-Coeur (Marie) s'en fait l'écho dans une lettre : "Nous étions assises toutes les quatre sur le perron, près de l'infirmerie. Le ciel était bleu, sans aucun nuage. En un instant le temps a disparu pour moi : le temps de notre enfance, les Buissonnets, tout m'a semblé un seul instant. je voyais Léonie religieuse, auprès de nous, et le passé et le présent se confondaient en un moment unique. Le passé me paraissait un éclair : il me semblait déjà vivre dans un éternel présent et j'ai compris l'éternité qui est tout entière en un seul instant."